Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

Zone économique spéciale à Yangon, Myanmar : projet international aux conséquences locales

lundi 7 octobre 2019, par Antoine Chamberland

Depuis 2015, la zone économique spéciale (ZES) de Thilawa, première du genre au Myanmar, est opérée en partenariat entre le Myanmar et le Japon par le biais de son agence de coopération internationale (JICA) [1]. Dès l’enclenchement du processus d’acquisition des terres pour aménager la zone en périphérie de Yangon, de vives contestations se sont fait sentir pour dénoncer les évictions de centaines de personnes. Dans un pays en pleine transition démocratique qui a connu parmi les plus vastes opérations d’évictions de masse d’Asie dans les années 1980-1990 [2], l’aménagement de la ZES de Thilawa soulève des questions au sujet des conséquences des stratégies d’intégration du Myanmar dans les réseaux d’échanges globaux pour les populations locales et précarisées.

L’implantation d’une ZES en périphérie de Yangon s’inscrit dans une série de mesures visant à intégrer le Myanmar dans la mondialisation notamment à travers le développement de sa métropole [3]. Ainsi, depuis le début de la transition politique du pays en 2011, l’ancienne capitale myanmaraise [4] est la cible de projets d’investissements privés majeurs, d’initiatives de planification urbaine et de réformes foncières. La ZES de Thilawa représente donc un des éléments du développement actuel de Yangon qui affecte autant les dynamiques politico-économiques du pays que les réalités foncières des populations subalternes.

Pour comprendre les enjeux d’accaparements fonciers résultant de l’implantation de la ZES de Thilawa, il faut remonter à des évènements survenus dans le même secteur dans les années 1990. En 1996, des évictions ont été menées par le gouvernement militaire du State Law and Order Restoration Council dans le but d’aménager une zone industrielle. Bien que le gouvernement ait réussi à acquérir les terres agricoles en offrant de faibles compensations à certains fermiers dépossédés, le projet a avorté. Ainsi, le gouvernement a bel et bien procédé à l’acquisition des terres originalement destinées à accueillir la zone industrielle, toutefois les fermiers ont pu rester sur leur terre à condition de vendre une partie de leurs récoltes à l’État. Si ce système de quotas n’a duré que quelques années, ce processus d’acquisition des terres est venu hanter les fermiers de la zone lors des balbutiements de l’implantation de la ZES de Thilawa.

En effet, en janvier 2013, les ménages se trouvant sur place ont reçu une notice leur annonçant qu’ils devraient quitter les lieux dans les 14 jours suivants sinon ils s’exposaient à une peine de prison. Le gouvernement de transition (2011-2015) justifiait cette décision par le fait que le gouvernement précédent avait déjà acquis les terres en 1996 et que les fermiers qui avaient à recevoir des compensations les ont bien reçues. Après avoir refusé de partir, les 68 ménages concernés par la première phase d’aménagement de la ZES ont finalement forcé la main des autorités pour les obliger à négocier avec eux. Finalement, les habitants ont obtenu des compensations qu’ils jugent toutefois trop faibles. Chaque ménage déplacé a reçu une maison standardisée en bois et un terrain de 25’ par 50’, et ce, peu importe la superficie originale de leur terre.

Une des 68 maisons de compensation de la première phase de l’aménagement de la ZES de Thilawa. Source : Earth Rights International

Même si les ménages évincés ont fini par accepter les compensations en 2013, six ans plus tard, leur situation ne s’est guère améliorée. Sur les 68 ménages ayant été déplacés, plus de la moitié d’entre eux ne sont plus propriétaires de leur maison. Les évincés n’ont pu profiter des emplois de qualité promis par les autorités notamment à cause de la distance de plusieurs kilomètres qui séparent la ZES de la zone de relocalisation. En effet, très peu d’habitants déplacés travaillent dans la ZES de Thilawa et ceux qui le font occupent des postes très peu rémunérés [5]. Ainsi, avec des pertes instantanées de revenus pour les fermiers ne pouvant plus cultiver leur terre, la moitié d’entre eux ont dû vendre leur maison pour survivre dans l’immédiat.

À la suite du fiasco qui est venu entacher le début du projet de la ZES de Thilawa, la JICA a décidé de s’impliquer davantage dans les processus d’acquisition de terre pour les phases d’expansions subséquentes. La seconde phase d’expansion coïncide avec l’arrivée en poste du gouvernement de la National League for Democracy (NLD), parti d’Aung San Suu Kyi élu démocratiquement en 2015. Le processus d’acquisition des terres nécessaires à l’expansion s’est répété, mais de manière moins expéditive que lors de la première phase. Les habitants déplacés ont obtenu de meilleurs terrains, cette fois-ci de 40’ par 60’, des maisons en béton plus grandes ainsi que des compensations monétaires. La zone de relocalisation pour cette phase d’expansion est toutefois adjacente à celle occupée par les habitants évincés en 2013, ce qui contribue à alimenter un fort sentiment d’injustice chez ces derniers. Malgré de nombreuses lettres écrites au nouveau gouvernement et à la JICA, les évincés de 2013 n’arrivent pas à obtenir un ajustement de leurs compensations initiales. Des membres de la NLD leur ont répondu que leur sort avait été décidé par le gouvernement précédent et que les autorités civiles actuelles n’y pouvaient rien. Malgré plusieurs revers, ces habitants continuent de revendiquer un meilleur traitement notamment à travers le Thilawa Social Development Group, une organisation citoyenne qui milite auprès du gouvernement pour que celui-ci respecte les droits des citoyens qui ont déjà été évincés ou ceux qui le seront dans un avenir proche. Les membres de cette organisation sont même allés jusqu’à Tokyo pour remettre en main propre une lettre de revendication au directeur de la JICA [6], ce qui éclaire bien la multiscalarité des tensions foncières actuelles à Yangon.

Maisons de compensation pour les habitants déplacés lors de la deuxième phase de l’aménagement de la ZES de Thilawa. Source : Antoine Chamberland

Ces processus d’acquisition de terres sont condamnés à se répéter puisque d’autres expansions de la ZES sont déjà prévues dans un avenir proche [7]. La ZES de Thilawa représente donc un élément à observer de près dans le développement actuel et futur de Yangon. L’intérêt de cet énorme projet industriel international ne provient pas uniquement de son potentiel à transformer les dynamiques économiques et géopolitiques du Myanmar, mais réside également dans sa capacité à éclairer les conséquences tangibles que peuvent avoir ce type de projets globaux pour les populations précarisées.


[1Pour en apprendre davantage sur la relation entre les gouvernements du Myanmar et du Japon depuis la Seconde Guerre mondiale, voir Strefford, Patrick, 2016. « Japan’s Bounty in Myanmar » in Asian Survey 56(3) : 488-511.

[2Rhoads, Elizabeth, 2018. « Forced Evictions as Urban Planning ? Traces of Colonial Land Control Practices in Yangon, Myanmar » in State Crime Journal 7(2) : 278-305.

[3Le Myanmar a une population d’environ 54 millions d’habitants et Yangon en compte plus de 7 millions. Mandalay, la deuxième plus grande ville du pays, compte près de 2 millions d’habitants.

[4Nay Pyi Taw a remplacé Yangon au rang de capitale nationale en 2005. Cette ville a été construite ex nihilo en quelques années pendant le dernier régime militaire (1988-2011). Pour savoir davantage sur ce changement controversé, voir Lubeigt, Guy, 2011. Nay Pyi Taw : une résidence royale pour l’armée birmane. Paris : Les Indes savantes.

[5Selon les résultats obtenus lors de plusieurs entretiens réalisés avec ces habitants par l’auteur pendant l’été 2019, on peut estimer que seulement une dizaine d’entre eux travaillent dans la ZES.

[6Inconnu, 2016. « Myanmar Villagers Travel to Japan to Challenge Thilawa Investors » in Earth Rights International. En ligne. https://earthrights.org/media/myanmar-villagers-travel-to-japan-to-challenge-thilawa-investors/ (page consultée le 22 août 2019).

[7Kyodo News, 2019. « Thilawa special economic zone to launch new phase » in Bangkok Post. En ligne. https://www.bangkokpost.com/world/1690396/thilawa-special-economic-zone-to-launch-new-phase (page consulté le 22 août 2019).

Ancien coordonnateur de l’Asie en 1000 mots et étudiant à la maîtrise en géographie, Antoine Chamberland travaille sur l’évolution des pratiques foncières et immobilières périurbaines à Yangon au Myanmar dans un contexte de transition politique et économique. Il mobilise une approche de géographie politique en analysant les relations de pouvoir inhérentes aux processus fonciers périurbains.

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