L’implantation d’une ZES en périphérie de Yangon s’inscrit dans une série de mesures visant à intégrer le Myanmar dans la mondialisation notamment à travers le développement de sa métropole [3]. Ainsi, depuis le début de la transition politique du pays en 2011, l’ancienne capitale myanmaraise [4] est la cible de projets d’investissements privés majeurs, d’initiatives de planification urbaine et de réformes foncières. La ZES de Thilawa représente donc un des éléments du développement actuel de Yangon qui affecte autant les dynamiques politico-économiques du pays que les réalités foncières des populations subalternes.
Pour comprendre les enjeux d’accaparements fonciers résultant de l’implantation de la ZES de Thilawa, il faut remonter à des évènements survenus dans le même secteur dans les années 1990. En 1996, des évictions ont été menées par le gouvernement militaire du State Law and Order Restoration Council dans le but d’aménager une zone industrielle. Bien que le gouvernement ait réussi à acquérir les terres agricoles en offrant de faibles compensations à certains fermiers dépossédés, le projet a avorté. Ainsi, le gouvernement a bel et bien procédé à l’acquisition des terres originalement destinées à accueillir la zone industrielle, toutefois les fermiers ont pu rester sur leur terre à condition de vendre une partie de leurs récoltes à l’État. Si ce système de quotas n’a duré que quelques années, ce processus d’acquisition des terres est venu hanter les fermiers de la zone lors des balbutiements de l’implantation de la ZES de Thilawa.
En effet, en janvier 2013, les ménages se trouvant sur place ont reçu une notice leur annonçant qu’ils devraient quitter les lieux dans les 14 jours suivants sinon ils s’exposaient à une peine de prison. Le gouvernement de transition (2011-2015) justifiait cette décision par le fait que le gouvernement précédent avait déjà acquis les terres en 1996 et que les fermiers qui avaient à recevoir des compensations les ont bien reçues. Après avoir refusé de partir, les 68 ménages concernés par la première phase d’aménagement de la ZES ont finalement forcé la main des autorités pour les obliger à négocier avec eux. Finalement, les habitants ont obtenu des compensations qu’ils jugent toutefois trop faibles. Chaque ménage déplacé a reçu une maison standardisée en bois et un terrain de 25’ par 50’, et ce, peu importe la superficie originale de leur terre.
- Une des 68 maisons de compensation de la première phase de l’aménagement de la ZES de Thilawa. Source : Earth Rights International
Même si les ménages évincés ont fini par accepter les compensations en 2013, six ans plus tard, leur situation ne s’est guère améliorée. Sur les 68 ménages ayant été déplacés, plus de la moitié d’entre eux ne sont plus propriétaires de leur maison. Les évincés n’ont pu profiter des emplois de qualité promis par les autorités notamment à cause de la distance de plusieurs kilomètres qui séparent la ZES de la zone de relocalisation. En effet, très peu d’habitants déplacés travaillent dans la ZES de Thilawa et ceux qui le font occupent des postes très peu rémunérés [5]. Ainsi, avec des pertes instantanées de revenus pour les fermiers ne pouvant plus cultiver leur terre, la moitié d’entre eux ont dû vendre leur maison pour survivre dans l’immédiat.
À la suite du fiasco qui est venu entacher le début du projet de la ZES de Thilawa, la JICA a décidé de s’impliquer davantage dans les processus d’acquisition de terre pour les phases d’expansions subséquentes. La seconde phase d’expansion coïncide avec l’arrivée en poste du gouvernement de la National League for Democracy (NLD), parti d’Aung San Suu Kyi élu démocratiquement en 2015. Le processus d’acquisition des terres nécessaires à l’expansion s’est répété, mais de manière moins expéditive que lors de la première phase. Les habitants déplacés ont obtenu de meilleurs terrains, cette fois-ci de 40’ par 60’, des maisons en béton plus grandes ainsi que des compensations monétaires. La zone de relocalisation pour cette phase d’expansion est toutefois adjacente à celle occupée par les habitants évincés en 2013, ce qui contribue à alimenter un fort sentiment d’injustice chez ces derniers. Malgré de nombreuses lettres écrites au nouveau gouvernement et à la JICA, les évincés de 2013 n’arrivent pas à obtenir un ajustement de leurs compensations initiales. Des membres de la NLD leur ont répondu que leur sort avait été décidé par le gouvernement précédent et que les autorités civiles actuelles n’y pouvaient rien. Malgré plusieurs revers, ces habitants continuent de revendiquer un meilleur traitement notamment à travers le Thilawa Social Development Group, une organisation citoyenne qui milite auprès du gouvernement pour que celui-ci respecte les droits des citoyens qui ont déjà été évincés ou ceux qui le seront dans un avenir proche. Les membres de cette organisation sont même allés jusqu’à Tokyo pour remettre en main propre une lettre de revendication au directeur de la JICA [6], ce qui éclaire bien la multiscalarité des tensions foncières actuelles à Yangon.
- Maisons de compensation pour les habitants déplacés lors de la deuxième phase de l’aménagement de la ZES de Thilawa. Source : Antoine Chamberland
Ces processus d’acquisition de terres sont condamnés à se répéter puisque d’autres expansions de la ZES sont déjà prévues dans un avenir proche [7]. La ZES de Thilawa représente donc un élément à observer de près dans le développement actuel et futur de Yangon. L’intérêt de cet énorme projet industriel international ne provient pas uniquement de son potentiel à transformer les dynamiques économiques et géopolitiques du Myanmar, mais réside également dans sa capacité à éclairer les conséquences tangibles que peuvent avoir ce type de projets globaux pour les populations précarisées.