Le 3 mars 2024, la Cour suprême japonaise a jugé inconstitutionnelle la loi sur la protection eugénique (yūsei hogo hō, 1948-1996), marquant une avancée significative pour les droits des personnes handicapées. Cette décision, issue d’une longue lutte, dont les femmes handicapées sont les actrices de première ligne depuis les années 70, reconnaît enfin les souffrances de plus de 16 000 individus stérilisé·e·s sans leur consentement.
Image tirée de https://www.tokai-tv.com/tokainews/feature/article_20230318_25932 où l’on peut lire l’inscription「不良な子孫の出生を防止する」, en référence à l’article 1 de la loi de 1948, visant à « prévenir la naissance d’une descendance inférieure ».
En 1947, face à la peur croissante de la surpopulation, le discours médiatique japonais se renverse radicalement. Alors que pendant la guerre, des slogans comme « Donnons naissance pour la patrie ! » étaient promus, la société passe désormais à des injonctions contraires : « Ne donnez pas naissance, ne vous multipliez pas ». Ce changement reflète un nouvel objectif économique et social : améliorer la qualité de la population plutôt que sa quantité. En réponse, la loi relative à la protection eugénique est promulguée en 1948. Bien que cette loi permette l’avortement sous certaines conditions, elle ne vise pas à promouvoir l’autonomie des femmes mais à permettre à l’État de contrôler les décisions reproductives selon ses objectifs eugénistes [1]. En outre, la stérilisation est privilégiée concernant les personnes considérées comme impropre à une reproduction saine [2]. Entre 1948 et 1996, le gouvernement a imposé environ 16 500 stérilisations forcées [3]. Une proportion alarmante de plus de 70 % concernent des femmes [4], révélant une application de la loi fortement sexiste et validiste [5].
Cette loi, en légitimant des pratiques discriminatoires a provoqué des réactions vigoureuses parmi les populations affectées dont les associations de personnes handicapées qui ont été parmi les premières à porter un discours critique. Celle-ci s’est progressivement construite à travers les expériences des personnes handicapées, en particulier celles réunies autour l’association Aoi Shiba créée en 1957. Au fil du temps, l’association a évolué pour devenir une plateforme de critique politique et sociale [6], défendant ce qui sera ultérieurement défini comme le modèle social du handicap [7] et posant les jalons du mouvement pour la vie en autonomie japonais [8].
Image tirée de l’ouvrage de Yokozuka Kōichi (横塚晃一), Mères ! Ne me tue pas [母よ !殺すな], Tokyo, Seikatsu Shoin, 1972. On y voit les membres de l’association Aoi Shiba portant une bannière au nom de leur organisation.
C’est également au sein d’Aoi shiba qu’émerge la première association de femmes handicapées du Japon avec la formation du Club des épouses (shufubu). Les membres du Club ont rapidement constaté que leurs préoccupations étaient négligées au sein de l’association-mère. En 1972, elles décident de fonder leur association autonome [9] : CP onna no kai (l’association des femmes CP [10]). Leurs thèmes phares sont les discriminations que subissent les femmes handicapées dans leur quotidien, particulièrement dans leur rôle de mère [11] et la question des hystérectomies forcées, souvent réalisées pour simplifier la gestion de leurs soins menstruels [12]. Néanmoins, il faudra attendre une décennie pour que leurs protestations trouvent un écho médiatique et que ces procédures, révélatrices d’une violence institutionnelle inouïe, soient publiquement reconnues.
Image tirée du blog nippon.com : le 28 juin 2018, un groupe d’avocats s’est rendu au tribunal de district de Sapporo pour intenter une action contre l’État japonais à propos de stérilisations forcées. Sur leur affiche est écrit « Nous voulons des excuses et des dédommagements ! » Jiji Press]
En 1981, en pleine Année Internationale des personnes handicapées de l’ONU, une proposition de réforme de la loi 1948 a coïncidé avec un soutien accru pour les initiatives dans le champ du handicap. Des entreprises japonaises ont financé des séjours aux États-Unis pour former de jeunes personnes handicapées, dont des femmes. Ces expériences marquent le début d’une période où elles prennent une part active dans le militantisme. En établissant des liens entre féminisme et droits des personnes handicapées, elles ont joué un rôle clé dans la formation de réseaux de soutien et ont mis en lumière les enjeux qui leur sont propres.
Ainsi, en 1986, HIGUCHI Keiko (1951-2022) fonde un réseau féminin avec pour objectif de promouvoir l’autonomie et combattre les discriminations subies par les femmes handicapées : le Disabled People International Women’s Network. En 1994, cette mobilisation a culminé lorsque ASAKA Yūho (1956-) dénonce les politiques eugéniques et les stérilisations forcées lors de la Conférence de l’ONU au Caire, suivi par HIGUCHI l’année suivante à la Conférence de Pékin sur les droits des femmes. Ces prises de parole ont permis de publiciser la gravité des abus sous-jacents à la loi eugénique et augmenter la pression tant au niveau national qu’international pour l’abrogation de la loi qui a finalement eu lieu en 1996. Enfin en 1997, YONEZU Tomoko (1948-) fonde une association soutenue par des organisations féministes et des associations de personnes handicapées, qui vise à recueillir des témoignages, sensibiliser le public et négocier des dédommagements avec le ministère de la Santé [13]. Devant son inertie, l’association a intenté un procès pour démontrer l’inconstitutionnalité de la loi de 1948, en violation de l’article 11 de la Constitution de 1946 stipulant que les droits fondamentaux sont inviolables.
Le procès, largement médiatisé, a été accompagné de manifestations et de la publication d’un recueil de témoignages en 2018. L’année suivante, le tribunal de Sendai a reconnu que la loi eugénique portait atteinte à la dignité humaine, mais a rejeté la demande des plaignant·e·s en raison du délai de prescription de 20 ans. Finalement, en février 2022, la Cour d’appel d’Osaka a jugé que la prescription était incompatible avec les principes de justice pour les violations graves des droits humains, ouvrant la voie à des décisions favorables aux victimes. La Cour d’appel de Tokyo a ensuite pris une décision similaire. Cependant, en juin 2023, la Cour d’appel de Sendai a réaffirmé le délai de prescription, freinant l’évolution jurisprudentielle. Ce n’est que six ans après le début de l’action en justice, le 3 mars 2024 que la Cour suprême japonaise a déclaré inconstitutionnelle la loi eugénique [14], marquant une avancée significative pour les droits des personnes handicapées et la reconnaissance d’un long combat de cinq décennies.
La reconnaissance de l’inconstitutionnalité de la loi eugénique marque une étape importante, mais la lutte pour la justice des victimes est loin d’être terminée. Les défis liés à la réparation, à la mémoire collective et à la réhabilitation des droits des personnes handicapées demeurent. Par ailleurs, bien que les mesures eugéniques aient été supprimées lors de la révision de 1948, les restrictions sur l’avortement persistent. Les recommandations de l’ONU en faveur du droit des femmes à disposer de leur corps restent ignorées, et l’avortement demeure illégal selon le code pénal de 1907.
[1] L’article 1 de la loi affirme son but de « prévenir la naissance d’une descendance inférieure d’un point de vue eugénique » et de « protéger la vie et la santé de la mère ». Pour une analyse approfondie de l’écart entre ces objectifs affichés et la réalité des pratiques : Norgren, Tiana, 2001, Abortion before Birth Control : The Politics of Reproduction in Postwar Japan, Princeton University Press., Princeton. ; Kato, Masae, 2009, Women’s Rights ? : The Politics of Eugenic Abortion in Modern Japan, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2009.
[2] Le contrôle de la qualité de la population se fait principalement par des interventions médicales telles que l’avortement et la stérilisation, la dernière étant définie comme une « opération eugénique », soulignant une focalisation sur l’élimination des traits jugés indésirables. La stérilisation se déclinait en deux catégories : volontaire, avec le consentement du conjoint et du médecin, et forcée, applicable aux personnes jugées porteuses de déficiences héréditaires graves. Sur la question voir : Matsubara, Yōko, 2000, « Japon – la loi de stérilisation d’après-guerre, appelée loi relative à la protection eugénique [日本─戦後の優生保護法という名の断種法] » p.169-236, in Matsubara Yōko, Yonemoto Shōhei et Nudeshima Jirō, Eugénisme et société – où se dirige le siècle des sciences de la vie ? [優生学と人間社会─生命科学の世紀はどこへ向かうのか], Kōdansha., Tokyo.
[3] Le nombre de stérilisations forcées a augmenté chaque année de 1949 à 1955, atteignant un pic de 1 982 interventions en 1955. Après cette année, une tendance à la baisse s’est installée, et à partir de 1980, le nombre annuel de ces interventions est passé sous les 100. En 1990, ces opérations ont cessé, hormis un cas isolé en 1992. La majorité des stérilisations étaient effectuées sur la base de l’article 4 de la loi eugénique. Cet article autorisait un médecin, après avoir constaté que la stérilisation était nécessaire pour éviter la transmission héréditaire de certaines maladies, à solliciter la Commission de protection eugénique pour valider l’intervention. D’autres opérations de stérilisations étaient réalisées en vertu de l’article 12, qui concernait des personnes présentant des psychoses ou des déficiences mentales. Cet article permettait aux médecins de demander l’ouverture d’une enquête pour évaluer le bien-fondé de l’opération de stérilisations. Pour des statistiques complètes de 1947 à 1954, voir Rapport annuel de la santé publique (衛生年報), Tokyo : Kōseishō Daijin Kanbō Tōkei Chōsabu ; pour 1955 et les années suivantes, voir Rapport statistique relatif à la protection eugénique (優生保護統計報告), Tokyo : Kōsei Tōkei Kyōkai, 1994.
[5] Le validisme (ou capacitisme) fait référence à la discrimination fondée sur les capacités physiques, cognitives, psychiques ou mentales d’une personne. Ce concept est central dans les études sur le handicap (disability studies), une branche académique qui se distingue des sciences de la réadaptation traditionnelles. Celles-ci tendent à médicaliser le handicap et suggèrent que c’est à l’individu de se « réparer » pour s’adapter à son environnement. Les études sur le handicap quant à elles, se concentrent sur les obstacles qui entravent la participation sociale des personnes handicapées. En japonais, le concept de validisme peut être traduit par 「非障害者 優先主義」(hishōgaisha yūsen shugi) ou 「健常者優先主義」 (kenjōsha yūsen shugi), qui signifie littéralement « donner la priorité aux personnes non handicapées ». Le terme 「能力主義」(nōryoku shugi), signifiant « méritocratie », est également utilisé pour évoquer le « capacitisme ». Plus récemment, le terme エイブリズム (eiburizumu), emprunté directement à l’anglais « ableism », s’est popularisé pour designer spécifiquement cette forme de discrimination.
[6] Pour une analyse du positionnement de l’association face aux politiques eugénistes, voir : Mithout, Anne-Lise, 2021, « Aoi shiba no kai : Un mouvement de personnes handicapées face à l’eugénisme », Cipango, 24, p. 129‑162.
[7] Le modèle social du handicap (社会(的障害)モデル, shakai (teki shōgai) moderu) pose que les limitations rencontrées par les personnes handicapées sont principalement le résultat de barrières et d’obstacles socio-environnementaux. Ce modèle soutient que le handicap n’est pas causé directement par la condition médicale de l’individu, mais par l’incapacité de la société à fournir les adaptations nécessaires. Il s’oppose au modèle médical du handicap (医学(的障害)モデル, igaku (teki shōgai) moderu) qui considère le handicap comme un problème intrinsèque à l’individu et critique les structures sociales qui excluent ou limitent les personnes handicapées, Le modèle social met l’accent sur la modification de l’environnement, des attitudes et des politiques pour permettre une pleine participation de tous·tes. Voir : Ravaud, Jean-François, 1999, « Modèle individuel, modèle médical, modèle social : la question du sujet », Handicap Revue de sciences humaines et sociales, p.64-75.
[8] Le mouvement pour la vie autonome (Independent Living Movement) est né au début des années 1970 avec la fondation du Center for Independent Living à Berkeley, en Californie, par Ed Roberts et d’autres étudiants en situation de handicap de l’Université Berkeley. Ce mouvement repose sur une philosophie qui s’oppose au modèle médical du handicap. Il s’agit de considérer les personnes comme des acteurs capables, réclamant un soutien pour vivre de manière indépendante dans la communauté. En moins d’une décennie, ce mouvement local devient un réseau national de centres pour la vie en autonomie fournissant des services tels que le soutien par les pairs, la formation à l’autonomie, et la défense des droits des personnes handicapées. Au Japon, le mouvement prend de l’ampleur dans les années 1980.
[9] La création de CP onna no kai illustre un phénomène courant dans les mouvements sociaux : la formation de sous-groupes au sein d’un mouvement plus large pour mieux adresser les besoins particuliers de ses membres. Cela permet une mobilisation plus efficace et une meilleure représentation des intérêts distincts. Dans ce cas, la formation d’un groupe spécifiquement composé de femmes handicapées permet de traiter les problèmes de manière plus ciblée et adaptée.
[10] CP fait référence à l’anglais cerebral palsy, traduit en français par « paralysie cérébrale » ou « infirmité motrice cérébrale ». Il s’agit de séquelles cérébrales précoces provoquant des troubles moteurs, et parfois cognitifs.
[11] Seyama, Noriko, 2001, « Développement du mouvement des femmes handicapées au Japon - Des années 1970 à la seconde moitié des années 1980 [日本に於ける女性障害者運動の展開 -70年代から80年代後半まで] », 8, p. 30‑47.
[12] Tokumitsu, Keiko, 2016, Les opérations de stérilisations forcées sur les femmes handicapées dans le Japon d’après-guerre [戦後日本における女性障害者への強制的な不妊手術], Ritsumeikan daigaku seizongaku kenkyū sentā., Kyoto.
[13] Association pour recevoir des excuses du fait des opérations eugéniques [優生手術に対する謝罪を求める会], Les péchés commis par la loi relative à la protection eugénique : Témoignages de personnes privées d’enfants [優生保護法が犯した罪 ― 子どもをもつことを奪われた人々の証言], Tokyo, Gendaishokan, 2018.