Après la mort de sa conjointe, Zhuang Zi, ayant l’air joyeux, chanta en tambourinant sur une écuelle. Un de ses amis passa pour présenter ses condoléances à l’occasion du deuil. Insatisfait du rire de Zhuang Zi, l’ami lui reprocha d’avoir un cœur dur et froid. Zhuang Zi lui répondit :
Sur le coup j’ai été affecté ; mais au bout d’un moment, je me suis mis à réfléchir. Je me suis dit qu’elle fut pur néant avant que le souffle se coagule ; elle n’avait ni conscience, ni forme, ni existence d’aucune sorte. Et puis soudain, pfft ! grâce à un germe insaisissable, elle a eu la chance inouïe de passer du non-être à l’être ; et puis soudain, pfft ! le souffle l’ayant quittée, elle a maintenant la chance inouïe de revenir à sa demeure primitive, après avoir accompli un grand tour de manège. Désormais elle repose en paix dans le caveau immense de la création, et moi qui sanglotais à ses côtés je me comportais comme un idiot. Alors j’ai séché mes larmes ! [2]
Convaincu que la vie et la mort ne sont que deux stades pour l’homme, Zhuang Zi chante pour son épouse disparue qui revient à son état originel. Pour lui, la mort ne signifie pas la finitude ; elle n’est qu’un autre stade qui succède à la vie. La mort est aussi naturelle que la fleur fanée et la lune dichotome. Il est donc vain de pleurer la mort, car rarement les gens pleurent les pétales tombées et la nouvelle lune.
Aussi refusa-t-il carrément l’enterrement en grande pompe : « J’aimerais que le ciel et la terre soient mon cercueil, que le soleil et la lune me servent de disques de jade et les étoiles de perles. Accompagné dans ma dernière demeure par tous les êtres de la création, qu’aurais-je encore besoin de la pompe funèbre ? » [3]. Chaque fois que Zhuang Zi parle de la mort, il la traite de manière légère comme s’il parlait d’une blague anecdotique.
- Zhuang Zi. Source : http://www.guoxuez.com/zhuangzi/31776.html
Zhuang Zi créa des fables pour clarifier son opinion sur la mort. Dans un rêve, il engagea une conversation avec un crâne en lui demandant ce qu’il pense de la mort. Le crâne lui expliqua que la mort était l’unique chose égale pour tout homme, car on ne connaissait ni prince au-dessus, ni subordonné au-dessous [4]. Dans la mort, il n’y a plus distinction de classes, de saisons, de longévité, et de résidence. Le crâne optimiste assura que le bonheur de la mort était supérieur à celui du roi [5]. L’esprit de cette courte fable réside dans l’idée centrale du taoïsme de Zhuang Zi : le non-agir [6] comme méthode pour accéder à la joie suprême. Ayant poursuivi sa philosophie sur l’alternance entre mort et vie, le penseur approfondit ses réflexions en proposant le dépassement de la mort. Comme il n’y a pas de vraie joie durant la vie ni véritable douleur après la mort, Zhuang Zi encouragea donc à mener la vie en conformité au non-agir du Tao, soit la loi céleste naturelle qui propose de respecter l’alternance entre naissance et mort, entre épanouissement et déclin, entre complétude et incomplétude, entre joie et douleur sans avoir à craindre ni à se préoccuper. Il s’agit de la méthode unique qui permet de parvenir à la joie suprême, car « le bonheur suprême est sans joie ; la gloire suprême ignore la louange » [7].
En guise de conclusion, le rire de la mort de Zhuang Zi est, d’un côté, insensé, impropre, sans raison aux yeux des gens autour de lui ; de l’autre côté, Zhuang Zi justifie sa raison de rire à travers son histoire, sa fable, et son écriture de manière implicite en se moquant de l’homme qui cherche par tous les moyens à fuir devant la mort et à prolonger sa vie sans avoir compris la loi du Tao. Mal compris, le philosophe solitaire se plonge dans un puits de contemplation plus profond, plus obscur, plus isolé. Or, son rire de la mort ne cesse de retentir afin d’éclairer les gens.
Légende (photo couverture) : Zhuang Zi chante la mort en tambourinant sur l’écuelle.
Source : http://www.itingwa.com/listen/6211.