L’initiative d’adopter une approche visuelle et pratique de la pensée chinoise a pour but de rendre accessibles les réflexions des maîtres à penser de la tradition chinoise par des modes de transmission complémentaires de la philologie (surtout l’analyse de textes) et de la présentation de données historiques – les deux piliers de la sinologie [1] traditionnelle –, notamment par l’exploitation et la production d’images matérielles (peintures paysagères, de personnages, etc.). Ce médium non verbal qu’est l’image, en effet, permet, en plus de la calligraphie, de s’approcher des contenus textuels, et ce, entre autres, afin de surmonter les difficultés linguistiques.
- La Voie, l’eau et le Bien
- Lavis et couleurs. Équipe Zhu-Zhang-An, Pékin 2013. La calligraphie, en style regulier, reproduit le chapitre 8 du Livre de la Voie et de la vertu, courant taoïste, −IVe siècle. L’image de l’eau courante évoque, par analogie, la « non-action » de la Voie : bénéfique envers tous les êtres, l’eau d’une rivière circule spontanément, sans aller à « contre-courant ». Pareillement, le Sage ne force pas l’ordre naturel des choses.
Les présupposés théoriques de cette démarche tiennent compte de la célèbre distinction que le linguiste Roman Jakobson (1896-1982) a posé entre trois types de traductions : interlinguale (d’une langue à une autre), intralinguale (la paraphrase ou la reformulation d’un message au sein de la même langue) et intersémiotique (d’un système de signes linguistiques à un code non verbal tel un ensemble d’images). J’ai donc concrètement entrepris un processus de déverbalisation d’extraits de textes chinois en les transposant en images significatives, susceptibles d’être à leur tour transmuées en images langagières et éventuellement reformulées en explications plus abstraites.
La raison sinologique qui suggère d’adopter une approche visuelle de certains textes tient à la nature des modes de communication écrite que les philosophes de la tradition chinoise employaient pour énoncer leurs théories. En effet, dans les classiques chinois, l’expression écrite tend à être imagée en ce que les compilateurs des œuvres – les auteurs sont souvent des collectivités anonymes formées de disciples et d’arrière-disciples de grands maîtres – tissent le discours philosophique par le biais d’images langagières, de figures de sens et de styles (métaphores, allégories, analogies, mythèmes [2], paraboles, etc.).
À cet aspect imagé de l’expression écrite s’ajoute la dimension imagée, incontournable, de l’écriture chinoise, qui n’a jamais atteint le stade du phonétisme pur. Pour simplifier, la plupart des sinogrammes (caractères chinois) appartiennent à la catégorie des idéo-phonogrammes en ce qu’ils se constituent d’une composante graphique qui suggère le champ sémantique ou lexical (ex. : les émotions, le règne végétal, la féminité, la virilité) et d’un indicateur phonique. Aussi les signes de l’écriture chinoise sont-ils conventionnels sans être arbitraires. Or, les lexicographes chinois du XXe ont dressé un répertoire totalisant jusqu’à 60 000 caractères ! La simplification des caractères, entreprise en Chine dans les années 1950 pour des raisons politiques, puis l’informatique facilitent certes le traitement des sinogrammes, mais ce au prix d’une perte des capacités artisanales, d’une régression de la main et de la mémoire gestuelle. Le danger de cet appauvrissement culturel compte parmi les raisons de la décision d’encourager la production d’images matérielles dans la transmission de la pensée chinoise.
Faisant valoir alors la théorie du sémantisme des images élaborée par l’anthropologue français Gilbert Durand (1921-2012) dès 1960, dans Les structures anthropologiques de l’imaginaire, grâce aussi à la collaboration de Durand-Sun Chaoying, spécialiste de littérature comparée, j’ai exploité la fonction unitive et participative qu’exerce l’image visuelle dans le but de surmonter les obstacles de l’herméneutique.
- Pinceau en poils de cheval et bambou de l’artiste Zhu Yingbao.
Pendant l’année universitaire 2012-2013, j’ai commencé par former, à Pékin, une équipe de peintres, dont Zhu Yingbao (朱印宝), et de calligraphes, dont Zhang Guanghua (张光华), afin de réaliser la première phase du projet. Après avoir sélectionné une cinquantaine d’extraits représentatifs des textes fondateurs de la pensée chinoise indigène [3] de l’époque dite classique (précédant la fondation de l’Empire du Milieu en 221 avant notre ère), j’ai étudié les images langagières afin de les transposer en images matérielles. J’ai confectionné une série de maquettes, que j’ai peintes à l’encre, sur la base desquelles les artistes de l’équipe ont produit des rouleaux complets, en taffetas, comportant une peinture, un ou plusieurs extraits calligraphiés en caractères traditionnels de style régulier et des sceaux à l’encre rouge. Il s’agit d’une contribution originale : la peinture traditionnelle chinoise est associée à des poèmes ; l’idée d’intégrer dans les arts visuels chinois des réflexions philosophiques et de déclencher une dynamique de transfert intersémiotique porteuse d’effets suggestifs est novatrice. Dans une optique confucianiste, afin d’harmoniser le neuf avec l’ancien, j’ai également augmenté la collection picturale d’estampes et de photographies prises dans les hauts-lieux de la civilisation chinoise, auxquelles j’ai aussi juxtaposé des calligraphies d’extraits d’œuvres philosophiques.
Il convient de souligner que les peintures, les estampes et les photographies des rouleaux que nous avons réalisés ne sont pas que de simples illustrations de bribes de pensée : leur polysémie poïétique [4] multiplie les sentiers de la réflexion abstraite soudant un lien d’échange dynamique entre figuration et conceptualisation. En effet, il est impossible de penser sans image. Les maîtres chinois de l’Antiquité avaient bien compris cette tendance générale de la nature humaine consistant à conjuguer le registre verbal (la langue, la parole et l’écriture) avec l’imaginaire (la production d’images linguistiques ou matérielles).
- Entrée du Centre d’échanges culturels du Pont Marco Polo à Pékin, Fengtai.
Parmi les premiers résultats de ce projet, il est opportun de mentionner, entre autres, deux expositions : la première (35 œuvres) s’est tenue au Centre d’échanges culturels du Pont Marco Polo à Pékin (dans le quartier Fengtai), pendant l’été 2013 ; la deuxième (enrichie de plusieurs vitrines) – La Chine des sages en images – a été organisée, avec la précieuse collaboration des étudiant-e-s, au Carrefour des arts et des sciences de l’Université de Montréal, du 4 février au 9 mai 2014. Nous avons, en outre, publié une anthologie visuelle sur le même sujet [5].
- Salle de l’exposition La Chine des sages en images, Carrefour des arts et des sciences, Université de Montréal, février-mai 2014.
Crédits (photo de couverture) : designbykari, CC BY-NC 2.0.
Crédits (photos - corps de texte) : Anna Ghiglione.