« Quelle genre de personne serais-je si aujourd’hui je me taisais en assistant au massacre d’un proche et que demain je donnais du riz à un mendiant ? » me confiait Hao Jian, professeur à la Beijing Film Academy, en 2012.
Hao Jian, au même titre que quatre autres intellectuels libéraux, est détenu depuis le 4 mai après avoir assisté à un symposium privé commémorant le 25ème anniversaire des manifestations de Tiananmen.
Son cousin a été tué par balle le 3 juin 1989, lorsque plus de 200 000 soldats, équipés d’AK-47 et de tanks, ont été déployés contre des civils non-armés. Il est l’une des millions de personnes à avoir envahi les rues partout en Chine au printemps de 1989 afin de réclamer des réformes politiques. L’Armée populaire de libération a brutalement mis fin à ce mouvement, initié par une grève de la faim d’étudiants universitaires sur la place Tiananmen, en tirant sur la foule.
Au printemps de 1989, j’étudiais à l’école secondaire dans le sud de la Chine. Lorsque j’ai annoncé à mon père que je voulais participer aux manifestations, je ne savais pas ce qu’il allait me répondre. Les intellectuels de sa génération avaient constaté de première main la cruauté du Parti communiste et essayaient le plus possible de se tenir à l’écart de la politique. Pourtant, il m’a donné son accord sans hésitation. « Au moins, la Chine garde espoir » m’avait-il dit.
Après les événements, l’un des amis de mon père a écrit trois poèmes afin d’exprimer sa colère et les a envoyés à un journal de Hong Kong. Le courrier a été confisqué et l’homme condamné à trois ans de prison. Mon père a alors brûlé ses écrits et m’a encouragé à faire de même avec mon journal.
Pendant un certain temps, je me suis disputée avec mes amis qui adhéraient à la version véhiculée à l’école et par les médias, c’est-à-dire que le massacre était une histoire inventée par les Américains. J’ai toutefois rapidement commencé moi aussi à réciter la ligne officielle, qui qualifiait le mouvement de « révolte contre-révolutionnaire ». Je ne voulais pas être expulsée ou emprisonnée. À 17 ans, j’ai appris à mentir pour survivre.
Malgré l’amour que j’éprouvais pour mon pays, j’ai appris comme plusieurs autres jeunes Chinois en 1989 que nous ne pouvions plus nous permettre un tel luxe. Enrichissez-vous, qu’importe la manière, disait Deng Xiaoping, mais restez loin de la politique.
Les citoyens acquièrent un sens de la responsabilité envers l’avenir de leur pays en débattant de la signification morale de son histoire. La répression de la mémoire s’accompagne toujours d’une forme de distorsion politique, sociale ou psychologique. Les politiques de Deng ont apporté une économie florissante, de meilleures conditions de vie et un certain prestige pour la Chine dans le monde. Cependant, elles ont également causé un accroissement des inégalités, des problèmes environnementaux, un cynisme profond au sein de la population, l’érosion de la confiance dans les pouvoirs publics, des dépenses massives pour le « maintien de la stabilité » et le développement d’une attitude belliqueuse par la Chine en lien avec sa montée en puissance à l’international.
En surface, Tiananmen paraît bien loin et fort peu pertinente à la réalité d’aujourd’hui, mais à chaque anniversaire, le gouvernement resserre la sécurité et la surveillance de manière intensive et méticuleuse. L’arrestation de Hao Jian, entre autres, nous rappelle que Tiananmen n’a pas pris fin en 1989.
Malgré la répression, une guerre de mémoire contre l’oubli persiste depuis 1989. Plusieurs militants pour la défense des droits humains, en Chine comme ailleurs, incluant ceux qui sont en prison et ceux qui travaillent silencieusement pour les ONG, sont les vétérans du mouvement de Tiananmen. Il ne s’agit pas des leaders célèbres de 1989, mais les événements ont profondément transformé leurs trajectoires.
Cependant, sans les éléments essentiels que sont la liberté d’expression, la liberté de presse et le libre accès à l’information, le développement d’une société civile chinoise continuera de faire face à de nombreux obstacles. Il est temps de rompre le cercle vicieux, de retrouver la mémoire et l’histoire qui permettront aux individus de réinvestir la sphère publique, tant psychologiquement que politiquement.
La librairie Harvard-Yenching conserve une archive de Tiananmen formée de 28 boîtes d’artéfacts issus du mouvement, incluant un pantalon tâché de sang. Il a été conservé dans un vieux sac de plastique, avec une note manuscrite expliquant que le sang appartenait à un étudiant des cycles supérieurs de l’Université de Beijing qui s’est fait tirer dessus à Mu Xidi. Mes étudiants me demandent souvent si l’étudiant blessé a survécu. Je ne sais pas. Je sais seulement que la personne qui a transporté clandestinement le pantalon hors de Chine a risqué beaucoup en espérant faire survivre la mémoire, pour que le sang du peuple chinois n’ait pas été versé en vain.
En 1989, lorsque mon père m’a dit de brûler mon journal, je savais bien que j’aurais dû faire ce qu’il disait, mais je n’ai pas pu. À la place, j’ai caché le journal au fond de mon tiroir et continué ma vie comme si de rien n’était. Je ne pensais jamais qu’un jour, je quitterais mon emploi bien rémunéré pour aller étudier Tiananmen au Canada. Je ne pensais jamais que je finirais un jour par écrire un livre sur le sujet et enseigner un cours à Harvard.
Mon journal est sauf, en ma possession actuellement. On peut y lire un extrait daté de juin 1989 : « Les mensonges rédigés à l’encre ne peuvent masquer la vérité écrite avec le sang ». Je sais que des millions de journaux comme le mien sont cachés partout en Chine, leurs auteurs attendant de pouvoir eux aussi les révéler au grand jour.
Légende (photo de couverture) : Veillée à la bougie au parc Victoria, Hong-Kong pour la commémoration du 25ème anniversaire des manifestations de la place Tiananmen.
Crédits (photo de couverture) : CC BY 2.0 - melani_ko.