Une technologie étrangère
Bien que la Chine ait une tradition scientifique propre sur les instruments optiques et leurs applications [1], la technologie photographique fait son entrée physique dans le pays en 1842 [2], avec l’ouverture des premiers studios photographiques à Hong Kong, qui restent alors essentiellement au service des expatriés.
Le haut fonctionnaire français Alphonse Eugène Jules Itier est l’un des premiers à avoir pris des clichés de locaux [3]. Le 24 octobre 1844, lors de la signature d’un traité commercial, il immortalise les signataires. Témoin de la scène, Lavollée rapporte : « les mandarins se prêtèrent volontiers à la pose qu’il fallut exiger d’eux. […] La seconde épreuve donna un résultat très convenable et les Chinois demeurèrent stupéfaits devant cette reproduction fidèle et rapide, dont ils ne pouvaient s’expliquer le secret » [4]. Le 21 novembre 1844, Itier réalise des portraits de hauts fonctionnaires cantonais. Il note dans son journal : « chacun voulut avoir son portrait, et je consentis à aller préparer une nouvelle plaque » [5].
Pour comprendre cet intérêt spécifique porté sur les portraits, il faut se rappeler que ces derniers sont intégrés à une histoire locale [6], et qu’ils servent à entretenir des interactions sociales [7]. Mais, malgré ce qui vient d’être dit, il ne faut pas croire que la réception de cette technologie ait été uniforme. Dans les années 1860, des rumeurs de kidnapping d’enfants (celle-ci voulant que leurs yeux servent à faire fonctionner les appareils photo) circulent à Pékin [8], et le photographe Paul Champion remarque dans la même décennie que les locaux ont peur lorsqu’il sort son appareil [9]. Les premiers clichés concernent donc essentiellement les élites locales [10].
Adoption du procédé par les Chinois eux-mêmes
Bien que le premier cliché connu d’un Chinois réalisé par un de ses concitoyens date de 1853 [11], la pratique de la photographie se démocratise véritablement lorsque la Convention de Pékin de 1860 donne la permission à l’ensemble des Chinois de côtoyer les étrangers. Beaucoup s’installent alors à Hong Kong, et certains apprennent à se servir de cette nouvelle technologie, puis ouvrent des salons. Comme le marché est rapidement saturé, ils migrent le long de la côte en direction du nord et essaiment des studios à travers le pays. Ces photographes professionnels locaux mettent exclusivement l’accent sur les portraits et se présentent comme artistes peintres avant d’être des photographes.
Ils reprennent les codes en cours dans la peinture chinoise : l’arrière-scène des clichés est le plus souvent un décor peint et il est intéressant de voir que si ceux-ci sont d’abord des copies d’arrière-plans utilisés par les studios étrangers, ils se sinisent rapidement en reprenant les symboles contenus dans la peinture chinoise (céramiques, peintures, fleurs et arbres miniaturisés) [12], avec parfois la présence d’une horloge « as an ornament at once exotic and modern » [13]. De plus, de la calligraphie ou des dessins sont souvent ajoutés une fois la photo tirée. Une autre technique consiste à retoucher le négatif en y apposant des cachets [14].
- Liang Shitai, 1888, Seventh Prince with Deer, Domaine public. Conservé à Washington : Library of Congress
C’est au tournant du siècle qu’on note un changement notable : alors que les modèles locaux insistaient jusqu’alors pour être photographiés entièrement (comme dans les peintures chinoises), la prise du haut du corps, voire de la tête devient la norme au début du 20e siècle, quoique la plupart des photographiés soient encore en position assise [15].
Dans le même temps, la photographie gagne en notoriété par rapport à la peinture, comme en témoigne le dessin ci-bas. En effet, malgré l’affinité visuelle des deux parties, le texte décrit la peinture comme futile, alors que la prise de photographie est décrite comme permettant de visualiser « l’esprit du modèle ».
- Illustration du Tuhua ribao, 1909, v.134 (domaine public)
Il faut dire qu’avec la défaite militaire contre le Japon en 1894, les élites poussent pour que le pays adopte toutes les technologies étrangères au quotidien [16], et font de la photographie une preuve d’identité administrative en 1904 [17].
La continuité des portraits de la peinture à la photographie
Les portraits ont une place prépondérante dans la peinture chinoise en raison des portraits des ancêtres, affichés dans de nombreux foyers chinois ou dans des temples familiaux, et dont les ressemblances qui se retrouvent dans les premiers clichés ne sont pas un hasard.
- Portrait du prince Hongming (1705-1767)
- Photographie de Lai Fong (Lai Fong Studio) réalisée pendant la décennie 1870 (Collection privée de Terry Bennett)
Les portraits ont également un intérêt marchand évident. En effet, les studios vendent des doubles de clichés de leurs clients par les réseaux commerciaux qui procurent déjà à l’international des copies de cartes, de textes, et de portraits peints.
Les clichés de la fin du 19e siècle ont largement été analysés, et recèlent également des spécificités d’un autre ordre. D’abord, les photographes locaux cherchent à ce que les photographiés aient la peau la plus blanche possible [18]. Ensuite, les pauses ne font pas que reprendre celles des peintures : les corps sont aussi présentés non comme ceux d’individus, mais plutôt comme des idéaux reflétant des protocoles sociaux spécifiques [19], tout comme une certaine forme de politesse [20]. Autrement dit, les photographies de l’époque servent déjà à projeter des imaginaires. Supports de symboles, elles sont dès leur apparition des dispositifs complexes de médiations investis de sens et de valeurs, qui sont utilisés pour projeter des aspirations et des désirs. D’un point de vue relationnel, elles permettent aussi d’agir sur autrui, et recèlent donc des intentionnalités spécifiques. L’arrivée de cette technologie allie donc des phénomènes sociaux-culturels et économiques, processus complexe qui continue jusqu’à nos jours.
Légende (photo de couverture) : Itier, Alphonse Eugène Jules, 1844, Daguerréotype