Le développement urbain à Yangon : une histoire d’exclusion
Si la violence étatique utilisée pour réprimer les velléités démocratiques actuelles des Myanmarais a de quoi choquer, elle est depuis longtemps utilisée comme l’une des principales méthodes de développement urbain à Yangon. En effet, l’histoire de l’urbanisation au Myanmar en est une d’exclusion et d’évictions, et ce, depuis la colonisation anglaise. Depuis que l’empire anglais a pris possession de la Basse Birmanie par les armes en 1852, les déplacements forcés ont fait partie des méthodes de confiscation et de valorisation des ressources foncières, et de contrôle spatial par les autorités, qu’elles soient coloniales, démocratiques ou militaires [2]. Que ce soit pour mettre en valeur des ressources foncières dans les espaces centraux ou pour briser le tissu social nécessaire au développement d’une opposition politique conséquente [3], l’administration coloniale et les régimes postindépendances après 1948 ont constamment utilisé les évictions vers les périphéries dans le but d’exercer un plein contrôle sur les dynamiques foncières et de peuplement. Par exemple, lors d’un plan d’hygiénisation sociale et politique des espaces centraux de Yangon au milieu des années 1990, la junte en place a orchestré le déplacement forcé d’au moins 600 000 habitants de Yangon vers de nouveaux townships sous-aménagés en périphérie de la ville [4] dans le but de marchandiser les espaces centraux de la métropole. Ces villes nouvelles représentent aujourd’hui les zones les plus précaires de la région. Cette statistique effarante ne représente qu’un des nombreux plans de relocalisation mis en place entre 1852 et 2011 par les différents régimes en place.
- Évictions menées par la police dans le but de libérer des terres pour aménager la zone industrielle de Shwe Lin Ban à Yangon. Source : Aung Myo Thant, 2014.
Les évictions urbaines ont perduré pendant le mandat du gouvernement de transition de 2011-2016, mais elles ont toutefois fortement ralenti depuis l’entrée en poste de la LND d’Aung San Suu Kyi de 2016. Si les habitants de Yangon ont pu se réjouir de cet adoucissement des stratégies de développement, le récent coup d’État peut légitimement leur faire craindre un retour aux méthodes coercitives des précédents gouvernements militaires. Dans un pays où l’informalité foncière est extrêmement répandue, les conflits liés à la terre sont nombreux et structurent une grande partie des relations politiques et sociales. En étant le premier propriétaire foncier du Myanmar [5], l’État se retrouve donc en situation de pouvoir par rapport aux occupants informels qui ont profité de l’accalmie des méthodes coercitives de déplacements forcés pour s’installer sur des terres étatiques. En effet, le hiatus démocratique de la LND a permis de maintenir un certain statu quo pour ces habitants, considérés dans le discours public comme des « squatteurs », notamment grâce à un certain clientélisme du parti d’Aung San Suu Kyi qui pouvait craindre de perdre son lustre démocratique et d’éventuellement être battu dans de futures élections. Avec la fin abrupte de la transition politique au mois de février dernier, ces habitants informels se retrouvent donc en situation d’extrême vulnérabilité face à un régime militaire qui n’a visiblement aucunement l’intention de modérer ses méthodes coercitives pour redorer son image sur le plan du respect des droits humains les plus élémentaires.
Le rôle incertain des puissances régionales dans le développement de Yangon
Depuis le début de la transition politique et de la libéralisation économique amorcée en 2011 [6], les investissements étrangers et la coopération internationale jouent un rôle de plus en plus crucial dans le développement urbain de Yangon. Directement attribuables à l’accélération des intrants d’investissements étrangers pendant la période de transition, des projets tels que Star City, une énorme enclave résidentielle de condominiums, New Yangon City, un projet pharaonique de ville nouvelle, et la zone économique spéciale de Thilawa, une enclave industrielle opérée en partenariat avec le gouvernement japonais, ont grandement contribué à transformer le paysage urbain et les dynamiques foncières à Yangon. Considérant la réaction sans équivoque de l’Occident [7] et la retenue de puissances régionales comme la Chine, la Thaïlande et l’Inde face aux troubles politiques actuels, le coup d’État du 1er février dernier peut nous pousser à nous questionner sur l’avenir du rôle des puissances régionales et mondiales dans le développement urbain de Yangon. En effet, bien qu’un grand nombre de gouvernements étrangers et d’organisations internationales [8] aient condamné fermement le coup d’État de la junte, plusieurs pays de la région Asie se retrouvent assis entre deux chaises.
- Zone économique spéciale de Thilawa, principal projet de coopération Japon-Myanmar. Sur la pancarte, on peut lire "Interdit aux intrus d’empiéter sur cette terre". Ce message s’adresse directement à ceux qui voudraient se construire informellement dans cette zone. Source : Antoine Chamberland, 2019.
Par exemple, le Japon [9], très impliqué dans le développement de Yangon à travers son aide au développement (p. ex. infrastructures, planification urbaine) et son agence de coopération internationale (JICA), est tenté d’opter pour un rôle de médiateur entre les pays occidentaux et la junte [10]. Cette attitude aux apparences conciliatrices camoufle en fait l’inquiétude japonaise face à l’influence chinoise sur le Myanmar. La Chine qui ne jongle pas avec les mêmes impératifs politiques et démocratiques que le Japon et l’Occident [11] peut espérer accroître son influence dans le pays et ainsi prendre la place qu’occupe présentement le Japon dans le développement de Yangon. Le sort des nombreuses entreprises japonaises opérant au Myanmar, notamment dans la zone économique spéciale de Thilawa en périphérie de Yangon, repose donc en grande partie sur l’attitude qu’adoptera le gouvernement japonais face au coup d’État et à la répression meurtrière de l’armée myanmaraise.
Le coup d’État du 1er février dernier peut sembler n’être qu’un retour à une case départ pour les Myanmarais après une décennie de transition. Toutefois, l’ouverture politique et la libéralisation économique entamée en 2011 complexifie la situation et laisse présager des changements dans les dynamiques d’urbanisation à Yangon. Que ce soit par le retour des méthodes coercitives pour libérer des ressources foncières et mater l’opposition politique ou par la reconfiguration des influences économiques et politiques à l’intérieur de la région Asie, Yangon demeure un espace charnière où se jouent de multiples tensions politiques et économiques multiscalaires qui contribueront à potentiellement façonner une nouvelle forme de capitalisme urbain autoritaire.
Légende de la photo en vignette : Énorme manifestation contre le régime militaire au centre-ville de Yangon. Source : The Guardian, 2021.