La fabrique du couple sino-congolais
Parmi les couples rencontrés, seulement deux étaient composés d’une femme chinoise et d’un homme congolais. Cette disparité hommes-femmes reflète la prédominance des hommes chinois dans les flux migratoires vers ce pays d’Afrique centrale, riche en ressources naturelles. Ces migrants, souvent célibataires ou divorcés, proviennent généralement de milieux populaires ou ruraux, se trouvant ainsi en bas de la hiérarchie du marché matrimonial en Chine [3]. Tel est le cas de Boss Yang [4], âgé de 42 ans et divorcé, qui est arrivé à Lubumbashi, dans le sud-est du Congo, en 2015. Il avait pour ambition, en émigrant, de tirer profit des opportunités offertes par la coopération sino-africaine pour s’enrichir plus rapidement qu’en Chine. Après avoir d’abord travaillé pour son neveu, Boss Yang est devenu lui-même entrepreneur du dépôt (centre de négoce) des mines artisanales.
Quant à son épouse, Tina, une Congolaise dans la vingtaine, il l’a rencontrée via l’application WeChat [5] , en utilisant la fonction « fujin de ren » (personnes à proximité), six mois après son arrivée. Comme chez ce couple, l’écart d’âge dans les couples sino-congolais varie de 10 à 30 ans. Néanmoins, les autres chinois dans cette recherche ont rencontré leur épouse ou concubine par le biais de leurs collègues, amis ou connaissances, qu’ils soient Chinois ou Congolais. Par ailleurs, ils sont tous entrepreneurs, commerçants ou employés dans le secteur privé. Rares sont ceux qui travaillent pour des entreprises d’État chinoises, car ces employés sont souvent soumis à un contrôle strict de leur vie quotidienne, même en dehors du travail [6].
Les couples sino-congolais émergent de manière asymétrique dans le mouvement bidirectionnel entre la Chine et le Congo. On constate davantage de couples « Congolais-Chinoises » qui se sont rencontrés et vivent en Chine, et un plus grand nombre de couples « Chinois-Congolaises » au Congo. Cette asymétrie est due aux inégalités genrées dans les flux migratoires entre ces deux pays, ainsi qu’aux disparités sociales et économiques dans les deux sociétés. Par exemple, Héritier et Kevin, ayant tous deux étudié et vécu en Chine pendant 10 ans, ont rencontré leur (ex-)femme chinoise en Chine [7]. Ces deux couples, résidant actuellement à Kinshasa, se distinguent de ceux qui résident en Chine – souvent constitués d’Africains commerçants et de Chinoises migrantes internes issues du milieu rural [8] – par leur niveau d’éducation élevé et leur appartenance aux classes moyenne et supérieure. Cette distinction est également observable en comparaison avec les couples « Chinois-Congolaises » au Congo.
Couples « mixtes » vus en Chine et au Congo
Les couples sino-congolais font face à des préjugés exacerbés dus aux différences perçues en matière de citoyenneté, d’ethnicité, de religion et de race, ce qui peut entraîner la désapprobation de leur famille, de leur entourage et de la société. En Chine, influencés par l’idéologie raciale occidentale, le racisme anti-noir globalisé et le contexte culturel chinois spécifique [9], les beaux-parents chinois considèrent souvent les Africains noirs [10] comme inférieurs et moins désirables que les Occidentaux blancs, un phénomène décrit par James Farrer comme une « stratification sexuelle racialisée » [11].
Rose, une épouse africaine, est devenue une star de TikTok en Chine (capture d’écran de son profil)
En revanche, les hommes chinois issus des milieux défavorisés, bien que peu désirables en Chine, gagnent en popularité sur le marché matrimonial congolais grâce au privilège économique par rapport à la population locale. Épouser un Chinois est considéré comme une garantie de confort financier pour les femmes congolaises et leur famille. Les Congolais qualifient souvent les Chinois de « Blancs » par les termes locaux Mundele en lingala et Muzungu en swahili. Pourtant, ils les critiquent également pour leur comportement (par exemple, impolitesse et manque de salutations), leur habillement (ne correspondant pas à l’image d’un boss respectable), leur niveau d’éducation et leurs compétences linguistiques, ainsi que leurs mœurs (notamment le paiement de bas salaires et les longues heures de travail), en les comparant défavorablement à leurs idéaux associées aux « vrais » Blancs depuis la colonisation [12].
Inégalités de pouvoir au sein du couple
De même, les inégalités ethno-raciales au sein des couples sino-congolais s’imbriquent avec d’autres rapports sociaux, notamment de genre, d’âge, de nationalité, de religion et de classe. Si Liyuan et Juan, épouses chinoises, peuvent mobiliser leurs ressources économiques et sociales pour négocier le pouvoir conjugal avec leur mari, les femmes congolaises rencontrées sont quant à elles fortement soumises à une position subalterne en raison de leur dépendance financière envers leur conjoint chinois. Cependant, certaines voient cette « dépendance » comme une forme d’émancipation, bénéficiant d’une stabilité économique et s’épanouissant grâce à des normes de genre chinoises perçues comme moins patriarcales.
Outre les inégalités de genre et de pouvoir économique, les disparités entre partenaires se manifestent par la (dé-)valorisation de la nationalité, du pays natal, de la culture, et des modes de vie du conjoint. Les partenaires Congolais rencontrent plus de difficultés que les Chinois pour voyager ou résider dans le pays de l’autre, et ces couples choisissent prioritairement la nationalité chinoise pour leurs enfants [13]. La perception de la supériorité des Chinois sur les Africains noirs est non seulement liée à la citoyenneté, mais aussi à la position géopolitique inférieure des pays africains, à leur pauvreté et à leur sous-développement. Cette supériorité perçue des migrants chinois découle des fiertés nationale et culturelle associées à la Chine montante et au suzhi [14] (qualité humaine). Elle se traduit par la dévalorisation de la culture des partenaires congolais et la régulation de leurs modes de vie [15] jugés « primitifs, archaïques et inacceptables ». Certaines épouses congolaises marginalisent parfois leur propre ethnicité à cause d’idéologies raciales intériorisées, tandis que d’autres mobilisent leur éducation, leur religion et leur conscience de classe pour résister à la domination du conjoint chinois [16].