Ce n’est que depuis récemment que la science-fiction chinoise a le vent en poupe, malgré son siècle d’existence dans l’Empire du Milieu [1]. Les lecteurs occidentaux semblent porter un grand intérêt à ces ouvrages sortis tout droit de l’imagination des auteurs chinois et y trouver un certain dépaysement. Les auteurs qui forment ce qu’on appelle la « nouvelle génération » [2], mus par l’envie de se démarquer de la science-fiction occidentale, et notamment américaine, promeuvent autant qu’ils s’interrogent sur le concept de science-fiction « chinoise » [3]. Le présent article vise donc à réaliser une tentative de définition de cette science-fiction aux particularités chinoises qui semble séduire de plus en plus en dehors du monde sinisé [4].
La première chose qui vient à l’esprit lorsqu’une telle question est abordée est la présence d’éléments aussi bien culturels, qu’historiques et philosophiques propres à la Chine. Dans la nouvelle Le Moulin à prières du Temple Gazan [5], de Han Song 韩松 (1965-), l’histoire se passe dans un temple tibétain. On y retrouve donc plusieurs éléments typiques de cette région, comme l’école des Bonnets Jaunes, les moulins à prières et l’instrument à cordes traditionnel Genka ; on y trouve aussi des éléments d’autres ethnies chinoises, tels que la flûte de l’aigle de l’ethnie Tadjik. Dans Rêve d’un éternel été [6] de Xia Jia 夏笳 (1984-), plusieurs éléments de l’histoire chinoise sont mentionnés, tels que des personnages historiques et légendaires comme Nüwa et Daji [7] ; ou encore des citations tirées d’ouvrages de la Chine antique tels que Les Discours des Royaumes [8], le Commentaire sur le Classique des Eaux [9] et les Chroniques de l’unification sous les Ming [10]. Mais cela reste insuffisant pour définir entièrement ce qui fait cette science-fiction « chinoise », puisque dans ce cas-là, Le Maître du Haut Château de Philip K. Dick serait un ouvrage de science-fiction japonais, tandis que Les Neuf milliards de noms de Dieu d’Arthur C. Clarke serait tibétain.
Ce qui semble être le point le plus important est la question du point de vue adopté dans les ouvrages. En effet, la science-fiction américaine ou européenne adopte, en général, un point de vue occidental. La science-fiction chinoise adopte, quant à elle, un point de vue chinois pour aborder les diverses thématiques et les différents problèmes sociaux propres à la Chine. Le personnage principal est d’ailleurs souvent un Chinois lambda confronté à un monde ou à des problèmes qui le dépassent [11].
Comment parler du développement économique effréné de la Chine et de cette société qui évolue trop vite pour ses citoyens ? L’auteur Han Song, dans Métro [12], utilise le métro de Pékin, érigé à l’époque comme un symbole de modernité, qui lance à toute vitesse ses passagers vers un sombre inconnu.
Comment décrire une utopie virant au cauchemar et se transformant en dystopie ? En se basant sur l’utopie maoïste des années 1960-1970 comme le fait Wang Jinkang 王晋康 (1948-) dans Vie de fourmis [13], dans lequel il prend pour héros un jeune instruit envoyé à la campagne pendant la Révolution culturelle qui, mû par ses idéaux utopistes, va extraire des fourmis le « gène d’altruisme » qu’il va injecter à la population de tout un village.
La Révolution culturelle a énormément marqué les esprits en Chine, c’est pourquoi elle est souvent utilisée comme toile de fond ou comme événement directement lié à l’histoire narrée dans les récits. C’est également le cas dans Les Trois Corps [14] de Liu Cixin 刘慈欣 (1963-), où les terribles événements survenus lors de la Révolution culturelle seront la cause de la perte de foi en l’humanité de l’antagoniste principale, et auront un impact direct sur l’avenir de l’espèce humaine. Dans la science-fiction occidentale, il serait en effet plus courant d’utiliser les deux guerres mondiales ou les nombreuses guerres qui ont eu lieu par la suite [15]. Tandis qu’au Japon, nombre d’ouvrages sont directement inspirés par le traumatisme des bombardements nucléaires de Hiroshima et Nagasaki [16], ou plus récemment, de l’incident nucléaire de Fukushima.
Comment vivre dans des villes surpolluées ? C’est ce que décrit Chen Qiufan 陈楸帆 (1981-) dans sa nouvelle Smog [17] en se basant sur un exemple bien réel et bien inquiétant de son quotidien, dans laquelle il narre le quotidien d’un Chinois vivant dans un Pékin constamment enveloppé dans un smog étouffant.
Qu’est-ce que ça fait de vivre dans des mégapoles surpeuplées dans lesquelles chacun vit sa vie sans se soucier de son voisin ? Comment parler de ces mingong [18] qui viennent travailler à la ville et qui ne sont rien d’autre que des « invisibles » aux yeux de la société citadine ? Comment traiter le problème des inégalités sociales et économiques grandissantes [19] ? Hao Jingfang 郝景芳 (1984-) imagine dans sa nouvelle Pékin plié [20] un Pékin spatialement et temporellement divisé en fonction de trois « castes », la caste la plus aisée n’ayant ainsi pas la possibilité de voir la misère des castes « inférieures ».
En conclusion, la société chinoise et son quotidien, son histoire, sa culture sont le sol nourricier où tout écrivain chinois de science-fiction s’enracine, la source vive où puise toute création littéraire science-fictionnelle chinoise. Pour reprendre les mots de Xia Jia : « Nos histoires sont écrites en premier lieu pour une audience chinoise. Les problèmes qui nous préoccupent et auxquels nous réfléchissons sont les problèmes auxquels nous faisons tous face, nous qui partageons cette parcelle de terre. Ces problèmes, à leur tour, sont connectés de milliers de façons compliquées avec le destin collectif de toute l’humanité » [21]. Voilà ce qui nous fascine donc dans la science-fiction chinoise : la découverte d’un nouveau territoire littéraire nous offrant un nouveau point de vue sur le monde qui nous entoure et sur des problèmes qui nous touchent de plus ou moins loin.
Crédit (photo de couverture) : Loïc Aloisio
[1] Les traductions anglaises de San ti 三体 de Liu Cixin 刘慈欣 (The Three-Body Problem, traduit par Ken Liu) et Beijing zhedie 北京折叠 de Hao Jingfang 郝景芳 (Folding Beijing, traduit par Ken Liu) ont respectivement été honorées du Prix Hugo 2015 du meilleur roman et du Prix Hugo 2016 de la meilleure nouvelle.
[2] En chinois, le terme « nouvelle génération » (xin shengdai 新生代) peut désigner deux groupes d’auteurs différents : ceux qui écrivent depuis les années 1990 et ceux qui sont nés après ces années-là. Le présent article prend cette appellation sous son sens le plus large, et inclut donc ces deux groupes d’auteurs sous ce même terme, puisque ces derniers travaillent conjointement pour le développement de la science-fiction, aussi bien en Chine qu’à l’étranger.
[4] En atteste le nombre grandissant de traductions en langue occidentale parues ces dernières années. Voir Aloisio, Loïc, 2016. « Inventaire des Traductions des Œuvres de Science-Fiction Chinoises (ITOSFC) » in SinoSF. En ligne. http://sinosf.hypotheses.org/146 (page consultée le 21 juillet 2017).
[5] Le Moulin à prières du Temple Gazan (Gazansi de zhuanjingtong 噶赞寺的转经筒) narre l’histoire d’une Martienne se rendant dans un temple au Tibet, à l’extérieur duquel sont attachés une centaine de moulins à prières. Parmi eux se trouve un moulin à prières de couleur différente qui attire particulièrement l’attention de la Martienne. La nuit venue, le moulin à prières se met à émettre toutes sortes de sons étranges. Intriguée, la Martienne fait appel à son père et à un de ses étudiants pour élucider ce mystère. L’étudiant émet alors l’hypothèse que ce moulin à prières renferme un univers tout entier. Une traduction française a été réalisée par Loïc Aloisio et sera mise en ligne prochainement dans la revue Impressions d’Extrême-Orient : Han Song, 2017. « Le Moulin à prières du temple Gazan » (Loïc Aloisio, trad.) in Impressions d’Extrême-Orient (7). En ligne. À paraître.
[6] Rêve d’un éternel été (Yongxia zhi meng 永夏之梦) est une histoire d’amour entre un immortel et une voyageuse temporelle qui se rencontrent par hasard à de nombreuses reprises à des époques différentes et dans des lieux différents.
[7] Nüwa 女娲 est une déesse de la mythologie chinoise qui aurait façonné les premiers Hommes avec de la glaise. Daji 妲己 était la concubine favorite du dernier roi de la dynastie Shang 商 (1570-1045 av. J.-C.) et représente, dans la culture populaire chinoise, l’image de la femme fatale causant la chute d’un empire ou d’une dynastie. Elle est également décrite comme une femme-renarde dans le roman chinois L’Investiture des Dieux (Fengshen bang 封神榜).
[8] Les Discours des Royaumes (Guoyu 国语) est un ouvrage chinois pré-impérial composé de 240 discours historiques attribués aux dirigeants et autres personnages importants de la période des Printemps et Automnes 春秋 (771-476 av. J.-C.). Ceux-ci sont répartis en vingt-et-un chapitres, eux-mêmes répartis en huit livres nommés d’après les huit Royaumes où ces discours auraient été prononcés : Zhou 周, Lu 鲁, Qi 齐, Jin 晋, Zheng 郑, Chu 楚, Wu 吴 et Yue 越.
[9] Le Commentaire sur le Classique des Eaux (Shuijingzhu 水经注) est une compilation de travaux sur l’ancienne géographie de la Chine réalisée durant la dynastie des Wei du Nord 北魏 (386-534), décrivant la compréhension traditionnelle des anciens canaux et des cours d’eau de Chine.
[10] Les Chroniques de l’unification sous les Ming (Daming yitongzhi 大明一统志) est une compilation officielle de travaux sur la géographie datant des Ming 明 (1368-1644) et achevée en 1461, comptant 90 rouleaux.
[11] Nous pouvons par exemple citer Pékin plié de Hao Jingfang et Métro de Han Song qui seront mentionnés dans le présent article, mais aussi Ma Patrie ne rêve pas de Han Song dont une traduction française est disponible en ligne : Han Song, 2016. « Ma Patrie ne rêve pas » (Loïc Aloisio, trad.) in Impressions d’Extrême-Orient (6). En ligne. http://ideo.revues.org/470 (page consultée le 28 juillet 2017).
[12] Métro (Ditie 地铁) est ce que l’on pourrait appeler un fix-up (un roman constitué de plusieurs nouvelles réunies en un seul ouvrage pour former une histoire cohérente) de cinq nouvelles tournant toutes autour de l’image du métro comme critique de la course effrénée de la Chine vers la modernité.
[13] Vie de fourmis (Yi sheng 蚁生) raconte l’histoire d’un jeune scientifique envoyé à la campagne durant la Révolution culturelle qui, porté par ses élans idéalistes, élabore une méthode pour répandre auprès des humains l’élément d’altruisme qu’il a réussi à extraire des fourmis – ces créatures communistes par excellence. Il crée alors ce qui semble être une communauté utopique, qui se transformera finalement en un véritable cauchemar dans lequel les vies individuelles, qui ne sont plus respectées, sont sacrifiées pour la demande collective de développement social constant.
[14] Les Trois Corps (San ti 三体) narre l’histoire d’un projet secret de recherches de l’ère Mao ayant pour but la recherche d’intelligences extraterrestres qui établit un premier contact désastreux avec une civilisation vivant dans la galaxie d’Alpha du Centaure sur une planète sujette à d’importants et soudains changements climatiques extrêmes. La forte probabilité de voir leur monde détruit pousse ces derniers à envoyer une flotte d’invasion vers la Terre. Une traduction en français a été réalisée par Gwennaël Gaffric : Liu Cixin, 2016. Le Problème à trois corps (Gwennaël Gaffric, trad.). Arles : Actes Sud.
[16] Nous pouvons notamment citer le Genbaku bungaku 原爆文学, ou littérature de la bombe atomique, ou encore l’un des exemples les plus célèbres de personnage cinématographique inspiré par le traumatisme des bombardements atomiques : Godzilla.
[17] Smog (Mai 霾) narre l’histoire d’une organisation citoyenne chinoise qui découvre que le taux de smog est lié au taux de bonheur de la population. Cette organisation tentera de transmettre son rapport au gouvernement, mais se verra écartée. Une traduction en français a été réalisée par Gwennaël Gaffric : Chen Qiufan, 2015. « Smog » (Gwennaël Gaffric, trad.) in Jentayu (2) : 103-120.
[18] Les mingong 民工 sont des paysans chinois qui quittent les campagnes pour aller travailler dans les villes, généralement sur des chantiers. Leurs conditions de travail sont souvent déplorables et leur statut social ambigu, puisque non reconnu dans les villes, n’ayant pas le Hukou (livret de famille) des villes dans lesquelles ils émigrent.
[20] Pékin plié (Beijing zhedie 北京折叠) narre l’histoire d’un Pékin divisé en trois classes sociales, chacune ayant un accès inégal au temps et aux ressources ; les élites étant les seuls à avoir les moyens d’échapper à la pollution et à la surpopulation. Le protagoniste voyage illégalement entre chaque classe, transportant une lettre envoyée par un homme de la deuxième classe à une fille de la première dont il est amoureux, et ce, afin de gagner assez d’argent pour les frais de scolarité de son enfant.
[21] Voir Xia Jia, « What Makes Chinese Science Fiction Chinese ? ».
Messages
1. Pour une science-fiction « chinoise », 18 septembre 2017, 14:55, par Rob G. Price
I should of course, before I start, apologise for writing in English - Je ne veux pas vous torturer avec mon français du lycée que je n’ai pas utilisé depuis 20 ans.
An interesting article and of course well recognised that Chinese SF draws heavily on Chinese history and culture - to loosely paraphrase what Darko Suvin says about SF, that SF is the mix of what is familiar to us with the ’novum’ - that element of estrangement. Of course for the Chinese audience, there must be elements that are instantly familiar to the reader, be it from history, culture etc... that help amplify the effect of the element of estrangement that is the novum.
What is also heavily present in Chinese SF of earlier periods, but can still be seen in newer SF are "elements of teaching science", "optimism against obstacles", and "morality lessons." For brevity here, I’ll concentrate on the first one as it really came up in most stories that I have read so far.
The SF-author turned scholar Wu Yan goes at great length to impress that a lot of Chinese SF that makes it to publication is heavily vetted and very often needs to have some kind "element to teach science" for it to be considered for publication. Wu states that after 1949, the Communists took Lu Xun’s ideas about using SF to teach science to the extreme and developed two rules (i) it should describe the imaginative processes of the scientific mind through which technoscientific development can be achieved, and (ii) it should describe the future of the communist society, free from class struggle and committed to the reconciliation of humanity and nature. Wu describes this as the "shackles of “utilitarianism” that was to dictate the fate of SF for the foreseeable future. There are numerous examples that can be seen in recent stories such as Liu Cixin’s "The Village teacher" (乡村教師), Wang Jinkang’s "Song of Life" (生命之歌). These teaching elements can be quite vague such as how dna contains information or information about different chemical elements or, in the case of ’The Village Teacher’, it can teach Newton’s three laws of motion.
There is academic evidence to back up that teaching within a ’literary garb’ can have a much longer-lasting effect on the reader and as the reader immerses him/herself into the story it almost becomes like a personal experience, creating much stronger bonds with the information. However it seemed that this is the role that Chinese SF has found itself stuck in in much of the last few decades.
As more titles are translated (unfortunately I have been lax in reading SF in Chinese recently) it will be interesting to see how much leighway newer authors get with distancing their works from this mindset of "SF is only there to teach kids science."