Sous leur nouveau nom, "Comité pour transformer la Thaïlande en une démocratie complète ayant un Roi comme chef d’Etat", les manifestants appellent à la démission du gouvernement, et, pour rétablir "une véritable monarchie", la création d’un "conseil du peuple" non élu. Non élu car, depuis la libéralisation du régime à la fin des années 1990, le recours aux urnes a toujours été défavorable au parti qu’ils soutiennent, le parti Démocrate. Soutenu par les Chemises rouges, l’actuel parti au pouvoir, le Phuea Thai, a gagné toutes les élections nationales depuis sa création en 1998 [2].
L’histoire politique moderne de la Thaïlande est, depuis la fin de la monarchie absolue en 1932, faite de chaotiques balbutiements, d’une vingtaine de coups d’Etat et 18 Constitutions [3] ; son dernier soubresaut remonte au 19 septembre 2006, lorsque l’armée thaïlandaise emmenée par le général Sonthi Boonyaratglin avait chassé le premier ministre Thaksin Shinawatra du pouvoir. Le coup d’Etat avait été bien accueilli à Bangkok, les habitants de la capitale accourant pour couvrir les tanks de fleurs et de guirlandes [4] ; et pourtant l’année précédente Thaksin avait recueilli presque 60 % des suffrages, donnant à son parti une majorité absolue au parlement pour la première fois dans l’histoire du pays.
Pour comprendre ce paradoxe, il est nécessaire de faire un détour par "le mythe des deux démocraties [5]", véritable nomos de la Thaïlande contemporaine. Ce mythe divise le pays en deux entre une Bangkok aisée, éduquée, moderne, occidentalisée, et des masses rurales paupérisées, sans éducation et traditionalistes. Selon le mythe, les deux Thaïlande ne participeraient pas en termes équivalents à la production de l’intérêt général. En effet, lors des élections, les populations rurales choisiraient les mauvaises personnes (hommes politiques malhonnêtes) pour les mauvaises raisons (achat de votes, clientélisme) ; quant aux membres de la minorité urbaine éduquée, ils choisiraient les bons (technocrates intègres) pour les bonnes raisons (une bonne éducation de préférence dans une université américaine ou européenne).
- "Ne laissez pas entrer les animaux au parlement ! Votez NON [blanc] aux élections !" Cette affiche électorale d’un parti proche du mouvement des Chemises Jaunes en 2011 illustre la haine et le mépris des Chemises Jaunes pour les hommes politiques et le jeu parlementaire.
Or, selon le principe du suffrage universel, les votes des premiers, plus nombreux, l’emportent sur ceux des seconds. Par ailleurs, la pratique de l’achat de votes – qui correspond indéniablement à une réalité – aurait deux implications logiques. Premièrement, seules les personnes ayant suffisamment de ressources pourraient s’engager en politique, c’est-à-dire les hommes d’affaire, souvent des nouveaux riches sans éducation ayant bénéficié du boom industriel thaïlandais des années 1980-1990. Deuxièmement, les dépenses induites par la campagne seraient telles qu’un "retour sur investissement" sous forme de pots de vin une fois installé au pouvoir serait inévitable. Conséquence du système, les personnes attirées par la politique seraient celles dont le but est uniquement de s’enrichir grâce à la corruption. Ayant intériorisé cet argumentaire, l’élite éclairée de Bangkok s’est toujours prévalue de sa supériorité pour "corriger" les choix politiques du reste de la Thaïlande. En d’autres termes, les masses rurales élisent les gouvernements, Bangkok les renverse par des coups d’Etat ou de grandes manifestations de rue – souvent une alliance des deux.
Le discours anti-achat de voix/corruption a abouti dans les années 1990 au lancement d’un grand mouvement pour "la réforme politique" qui s’est soldé par la rédaction d’une nouvelle Constitution en 1997, démocratique, inspirée de "bonne gouvernance", fondée sur l’éthique, la transparence et la lutte contre la corruption [6]. Elle mettait en place une Commission Nationale Contre la Corruption, ainsi qu’une Chambre spéciale au sein de la Cour Pénale Suprême, spécialement conçue pour traiter les affaires de corruption des hommes politiques.
Or, sous cette nouvelle constitution censée prévenir la montée en puissance d’hommes politiques à la richesse suspecte, Thaksin Shinawatra, milliardaire magnat des télécommunications, a été élu en 2001 – sur un programme politique répondant aux attentes de la population rurale (accès à la santé, à l’éducation) [7]. En réaction à des scandales de corruption et d’évasion fiscale, une partie de la classe moyenne urbaine, les futures Chemises jaunes, avaient exigé sa démission fin 2005 et la nomination directe par le roi d’un premier ministre de son choix. Le roi ayant refusé, diverses décisions rendues par les instances anti-corruption et la cour constitutionnelle (invalidation d’élections notamment) ont précipité une crise institutionnelle finalement "résolue" par le coup d’Etat militaire de 2006 contre Thaksin. Une nouvelle constitution encore plus sévère à l’encontre de la corruption a alors été rédigée en 2007 sous l’égide de l’armée, destinée à favoriser un gouvernement moins stable et moins majoritaire, soumis au veto d’une assemblée de juges, siégeant au sein des agences anti-corruption et de la cour constitutionnelle – le tout nommé par un Sénat lui-même à demi nommé par ces mêmes agences et le président de la cour constitutionnelle.
Aujourd’hui comme en 2006, les manifestants appellent au renversement d’un gouvernement bien élu [8], avec le concours, si possible, de l’armée et des agences anti-corruption. Pour les manifestants, il faut éradiquer le "système Thaksin", pour revenir à une sorte de "despotisme éclairé [9]" sous patronage royal. Les Chemises rouges, à l’inverse, plus tolérantes à l’égard de la corruption, considèrent le principe majoritaire comme l’essence même de la démocratie – et appellent à un rôle purement cérémonial pour l’institution monarchique [10].
Si les manifestations continuent à s’intensifier alors que les revendications ont été depuis longtemps satisfaites – le projet de loi d’amnistie controversé [11] à l’origine de la mobilisation a été aussitôt retiré –, c’est qu’il s’agit d’une "mobilisation de la dernière chance" pour les pro-royalistes. Le véritable enjeu est celui de la succession monarchique [12] – dont l’échéance se rapproche –, processus au cours duquel le rapport de forces entre les deux Thaïlande sera déterminant pour la continuité du régime.
Légende (photo de couverture) : Manifestations anti-gouvernement sur la rue Silom, Bangkok, décembre 2013.
Crédits (photo de couverture) : CC BY-NC-SA 2.0, Where Is Your Tooth Brush ?
Crédits (photo, corps de texte) : Stéphanie Martel.