Les études sur les modes de vie soutiennent que les individus déploient activement des stratégies de subsistance pour bénéficier de ressources variées – lesquelles vont bien au-delà des seuls actifs financiers – et ainsi s’accomplir [3]. De nouvelles opportunités d’accès, de même que des processus d’exclusion privant soudainement les individus des ressources dont ils bénéficiaient auparavant, peuvent notamment motiver des stratégies de diversification des modes de vie [4].
La « Campagne de développement du grand Ouest » est certainement la politique qui a le plus influencé la manière dont la dyade accès/exclusion se manifeste dans les sociétés rurales du sud-ouest de la Chine au début du 21e siècle. Ladite Campagne visait à combler le fossé se creusant entre la Chine de l’intérieur et les provinces littorales mieux nanties, car privilégiées par les réformes économiques des années 1980. Or, d’aucuns y ont vu un projet de colonisation intérieure destiné à arrimer les ressources des régions périphériques et les minorités ethniques qui s’y trouvent au projet socio-économique national [5]. Chose certaine, la Campagne a catalysé le développement hydroélectrique au Yunnan, lui-même pierre angulaire de l’objectif de doubler, à 15 pourcent, l’apport des énergies dites renouvelables dans le budget énergétique chinois entre 2005 et 2020 [6].
C’est dans ce que contexte qu’est survenu l’évènement qui a mené Li à entamer une série de stratégies de diversification. En 2010, la moitié de ses terres sont inondées suite à la construction d’un barrage hydroélectrique sur le cours principal de la section chinoise du fleuve Rouge. Contraint de réorganiser son mode de vie, Li a d’abord tenté de tirer profit de la productivité accrue des pêcheries dans le réservoir nouvellement créé sur ses terres et celles des covillageois. Or, à partir de 2013, les prises ont diminué aussi rapidement qu’elles ne s’étaient accrues, comme c’est systématiquement le cas dans des réservoirs récemment créés. Parallèlement, étant en bons termes avec le chef du village, Li est autorisé à développer des plantations de manguiers sur des terres communales marginales escarpées. Équipé de pics, de bêches et d’une pompe à essence, il plante 500 pousses et crée un réseau d’irrigation avec un cousin, dans l’espoir de récolter les premiers fruits trois ou quatre ans plus tard. Or il déchante vite, le sol infertile et la sécheresse, qui bat alors son plein, ont raison des cultivars en quelques mois.
En 2014, devenu veuf, il se résout à quitter son jeune fils et ses parents pour tenter sa chance à Shanghai, à l’autre bout du pays, avec un autre cousin. Employé dans une usine de composantes électriques, il tient le coup pendant 10 mois : « Je travaillais tout le temps, j’ai perdu 15 kilos, et à la fin du mois, entre le loyer et les repas, il me restait juste un peu plus d’argent que si j’étais resté au village ».
De retour à la maison en 2015, il ouvre un petit magasin attenant à la maison d’un oncle sur la rue principale du village. Il y vend des frites, des bonbons et des crayons aux enfants qui fréquentent l’école primaire du village, située à proximité. L’année suivante, les autorités locales détruisent son étal de fortune, comme des dizaines d’autres baraques où les villageois vendent tout et rien aux passants ; les bâtiments dérogent à l’image que doit projeter le village dans le cadre de la politique pour la « Construction d’une nouvelle campagne socialiste ». Cette politique subventionne notamment la « modernisation » des paysages ruraux en fonction de lignes esthétiques rigides, et qui ignorent les modes de vie des populations rurales visées. Fâché comme ses concitoyens de la trop faible compensation qu’il a reçue suite à la démolition, manu militari, de sa bicoque, Li n’en arrive pas moins à la conclusion que « ce n’était pas viable de vendre à de jeunes enfants, ils n’ont pas assez d’argent ».
De nouveau de passage au village à l’été 2017, j’y ai retrouvé Li travaillant dans un restaurant de « spécialités Dai » récemment ouvert par une tante. Son fils, maintenant âgé de cinq ans l’accompagne au restaurant à l’occasion. Li dit y trouver son compte. Il est à la maison, s’entend bien avec ses collègues, et le salaire de 450 dollars par mois est suffisant pour soutenir sa famille et économiser pour passer son permis de conduire l’an prochain. Il souhaite ensuite trouver un travail de livreur.
Mises bout à bout, les pérégrinations de Li démontrent que ce sont autant des contraintes que des opportunités qui l’incitent à déployer de nouvelles stratégies de subsistance. Les premières ont notamment été induites par des campagnes de développement qui font peu de cas des modes de vie des populations locales en général, et de ceux des minorités ethniques en particulier. S’il a peu de recours contre les barrages et autres bulldozers, sa décision de revenir de Shanghai n’en découlait pas moins de calculs conscients. L’histoire de Li témoigne aussi de sa capacité à bénéficier des différentes ressources à sa disposition – incluant notamment son réseau social et les opportunités induites par des changements environnementaux – et que l’accumulation de ressources financières est une de ses priorités parmi d’autres. Enfin, son histoire démontre sa capacité à utiliser son agentivité pour systématiquement tirer le meilleur des situations dans lesquelles il se retrouve, de gré ou de force.
Crédits (photos de couverture) : Jean-François Rousseau