De 2009 à 2019, plus de 60 projets d’une valeur estimée à plus d’un milliard de dollars US ont été construits, financés ou initiés par des acteurs chinois en Malaisie. Les investissements chinois en Malaisie sont concentrés dans les secteurs de l’immobilier (37 %), suivi par l’industrie (27 %), l’énergie (17 %) et les infrastructures de transport (13 %) [2]. Le premier ministre Mahathir Mohamad a vigoureusement dénoncé ce qu’il qualifie de « nouveau colonialisme » [3] de la Chine. Sa victoire surprise aux élections nationales de 2018, après une campagne populiste anti-Chine et anticorruption, illustre la popularité de ce point de vue en Malaisie [4].
Forest City, une nouvelle ville privée et fermée qui est en cours de construction sur quatre îles artificielles dans le Détroit de Johor, s’est retrouvée au cœur de la plupart des critiques de Mahathir. Sa construction a débuté en 2014, et si tout se passe comme prévu, la ville accueillera 700 000 habitants à terme. La nouvelle ville est commercialisée exclusivement auprès de ressortissants chinois [5], ce qui a incité Mahathir à déclarer, au mois d’août 2018, que les étrangers ne pourraient plus acheter de propriétés ou obtenir de visas à Forest City [6].
- Forest City est un projet de ville nouvelle privée et sécurisée pour 700 000 habitants, qui est en cours de construction au large de la côte de Johor, à seulement deux kilomètres de Singapour. La ville est construite où se trouve le plus grand herbier marin en Malaisie . Source : Sarah Moser, 2018.
Malgré les critiques de Mahathir, les effets sociaux et environnementaux du projet ont jusqu’à présent été ignorés. Au-delà de l’exclusion des Malaisiens et des autochtones Orang Asli locaux, la nouvelle ville modifie considérablement le littoral, détruisant les écosystèmes et menaçant les moyens de subsistance des villageois avoisinants qui n’ont jamais été consultés ou mis au courant du début des travaux.
L’histoire de Forest City illustre les tendances plus générales des mégadéveloppements immobiliers chinois dans toute la Malaisie péninsulaire et ailleurs en Asie du Sud-Est. Plusieurs de ces projets sont conçus et commercialisés en tant que condominiums de luxe, servant de véhicules d’investissement pour les ressortissants chinois prospères. Le remblayage est une pratique courante qui permet de créer davantage de propriétés exclusives en bord de mer, mais qui engendre la destruction de vastes étendues de mangroves et, dans le cas de Forest City, d’un herbier marin établi comme écosystème à protéger [7]. Cette situation est particulièrement inquiétante pour les villageois côtiers malais et les autochtones Orang Asli qui vivent le long de la côte du Détroit de Johor, et dont les moyens de subsistance liés à la pêche sont menacés. En outre, comme les droits fonciers des Orang Asli en Malaisie sont précaires, ces derniers craignent d’être expulsés de leurs terres et de leurs foyers avec la poursuite du développement à « Iskandar Malaysia », la zone économique spéciale où se trouve Forest City. Un village Orang Asli se bat actuellement en justice afin de demeurer sur ses terres après que l’État ait tenté de les expulser pour vendre les terres villageoises à un promoteur.
- Ce village Orang Asli poursuit l’État en justice afin de pouvoir demeurer sur son territoire convoité par les promoteurs immobiliers en raison de son emplacement stratégique près du pont menant vers Singapour. L’ensemble résidentiel de luxe chinois, Danga Bay, est visible en arrière-plan. Un amas de sable déversé par un promoteur à côté du village endommage les fermes de moules et l’industrie de la pêche. Source : Sarah Moser, 2018.
L’un des problèmes de ces projets est associé à leur objectif de profitabilité pour les compagnies chinoises et leurs partenaires locaux malaisiens, qui garantit la grande majorité des bénéfices aux promoteurs et investisseurs immobiliers chinois et aux élites politiques malaisiennes. La Malaisie est un lieu d’investissement attrayant pour les sociétés d’État et les sociétés privées chinoises, car elle offre des coûts de main-d’œuvre et des frais d’entreprise plus faibles, des incitations fiscales dans ses zones économiques spéciales, et qu’elle dispose d’abondantes ressources naturelles. Avec des pratiques de corruption courantes et une culture politique autoritaire qui permettent aux promoteurs de contourner plus facilement les réglementations, la Malaisie est un lieu d’investissement idéal pour les sociétés qui tentent de faire démarrer rapidement leurs projets. Pour les ressortissants chinois qui cherchent à investir à l’étranger et à transférer progressivement leurs économies en dehors de la Chine, la Malaisie est nettement plus abordable que Vancouver ou Sydney, deux des villes qui ont connu un afflux d’acheteurs étrangers chinois au cours des dernières années. Le prix d’un appartement neuf de deux pièces à Forest City est d’environ 230 000 $ CA, ce qui est inabordable pour la plupart des Malaisiens, mais qui représente un cinquième du prix demandé pour un appartement équivalent dans la ville de Singapour [8], et une aubaine par rapport au prix de référence de 650 000 $ et plus pour un condominium dans la grande région de Vancouver [9].
Les projets comme Forest City produisent un paysage de plus en plus fragmenté sur le plan ethnique et socioéconomique, en raison de barrières physiques — routes privées, enclaves clôturées — et de barrières symboliques et culturelles. On constate présentement en Malaisie une pénurie frappante de terrains et de logements pour certains, malgré l’offre excédentaire et croissante de condominiums de luxe qui demeurent en grande partie inoccupés et qui contiennent une proportion importante d’unités non vendues, soit environ 40 % à Forest City [10]. La situation actuelle est marquée par des contrastes saisissants alors que certains villages locaux risquent d’être déplacés afin de faire place à de nouveaux mégadéveloppements immobiliers reliés à la Chine, qui sont hors de prix pour les Orang Asli et les Malais et au sein desquels ces derniers ne sont pas les bienvenus.
Traduction : Laurence Côté-Roy
Source de la photo de couverture : Sarah Moser, 2018.