- Carte du tracé du projet de transport Kaladan Multi-Modal Transit.
Source : Arakan Rivers Network Project
Le projet Kaladan Multi-Modal Transit : un outil de contrôle social
La construction des routes terrestres par les Britanniques était au centre de leur stratégie expansionniste en Asie, puisqu’elles permettaient un meilleur contrôle des régions (p. ex. surveillance militaire), un acheminement plus rapide des ressources, et donc un renforcement du commerce régional, tout en facilitant les opérations militaires [2]. Les États myanmarais et indien ne partagent pas les mêmes objectifs que l’Empire britannique, mais il est possible de voir quelques similarités, notamment en termes de contrôle social généré par les infrastructures routières.
Le projet KMMTT fonctionne de manière systémique, c’est-à-dire en réseau. Les différentes infrastructures (p. ex. routes terrestres) qui composent le projet ne peuvent être comprises pleinement qu’à la lumière de ce qu’elles font circuler et fonctionner [3]. Les infrastructures « facilitent les échanges à distance, mettant en interaction les personnes, les objets et les espaces constituant la base sur laquelle opèrent les systèmes économiques et sociaux modernes » [4]. Un réseau d’infrastructures, tel que conçu dans le projet KMMTT, est donc un système complexe (matériel et immatériel), dans lequel ces dernières fonctionnent simultanément à différents niveaux (p. ex. sociale, économique, politique). Les infrastructures (p.ex : terrestres et maritimes) relèvent surtout de la gouvernementalité qui s’exprime à travers différentes formes de pratiques gouvernementales [5], dont celle d’assurer la sécurité de l’intégrité du territoire à l’aide des appareils de répression de l’État (p. ex. police, armée) [6]. Par gouvernementalité et sécurité, il est question ici de reprendre le sens proposé par Michel Foucault qui définit la première notion comme l’action de contrôle de l’État sur les populations à travers l’exercice du pouvoir [7], et la seconde comme l’acte d’assurer le monopole du contrôle étatique sur son territoire et les habitants qui l’occupent [8].
Le projet KMMTT n’est pas uniquement un moyen de transporter des biens et des personnes pour développer le commerce. Les infrastructures terrestres sont aussi utilisées par le gouvernement myanmarais pour assujettir la population concernée, en exerçant un rapport de domination par l’entremise d’instrument de contrôle : l’armée, la police, ou encore l’application de lois pénales et de réglementations administratives. En d’autres termes, les infrastructures routières qui relèvent de l’État du Myanmar pourraient être utilisées comme une pratique de gouvernance disciplinaire pour favoriser le contrôle des populations des États concernés.
- Poste frontalier séparant le nord-est de l’Inde et le Myanmar à Moreh. Source : Nikkei Asian Review
Les routes : un instrument d’intégration socio-économique
L’intégration sociale à travers le développement économique gouvernemental est un second outil favorisant le contrôle des populations. Il est possible de considérer le développement économique par les infrastructures terrestres comme une solution pour conjurer des problèmes sécuritaires affrontés par l’État à travers des mesures socio-économiques (p. ex. les investissements et la création d’emplois liés aux infrastructures). Il est question ici d’intégrer économiquement les populations pour répondre aux problèmes de sécurité. Par exemple, à partir des années 1990, l’Inde met l’accent sur le développement économique dans le nord-est du pays. Ces nouvelles politiques néolibérales cherchent à répondre à des enjeux sécuritaires (p. ex. mouvements séparatistes et groupes armés) par l’intégration des populations locales à l’économie nationale à travers « la connectivité routière qui est devenue la prémisse de l’édification de la nation, de l’intégration politique et de la canalisation du pouvoir de l’État en Inde » [9]. C’est dans cette optique que le développement est perçu comme une panacée à tous les problèmes de la région [10]. Le Myanmar connait aussi d’importants problèmes au niveau sécuritaire (conflits armés infraétatiques cycliques), et malgré certaines phases importantes de développement économique, le gouvernement n’a jamais mis en place de plan de développement économique fonctionnel dans les régions jugées instables [11].
Le développement économique se révèle ici être un dispositif de pouvoir utilisé par le gouvernement pour répondre à un problème de sécurité. Le gouvernement myanmarais administre le développement économique entourant la construction d’infrastructures terrestres dans les régions instables, et les populations voulant bénéficier des opportunités économiques (p. ex. octrois de contrats et créations d’emplois) qui en découlent sont soumises à un plus grand contrôle de l’État puisqu’elles doivent répondre aux exigences gouvernementales [12]. Lorsque les populations acceptent les différentes exigences, un rapport de domination peut être établi entre le gouvernement et celles-ci, puisqu’elles sont progressivement assujetties économiquement par l’aide financière de l’État myanmarais [13].
Toutefois, si le projet semble essentiellement positif pour les gouvernements indien et myanmarais, il est intéressant de se questionner sur les impacts de celui-ci sur les populations locales. Le rapport d’un des principaux groupes d’opposition, Arakan Rivers Network, dénonce la dévastation des berges, la violation des droits de propriété et la dégradation de terrain au profit de camps militaires et laisse plutôt envisager d’importantes conséquentes négatives pour les populations locales concernées par le projet KMMTT [14]. De plus, il difficile de ne pas invoquer la crise des rohingyas qualifiée de génocide par plusieurs organisations internationales, et qui se déroule dans l’État d’Arakan soit l’une des régions traversées par le projet d’infrastructures transfrontalières KMMTT, et où le gouvernement du Myanmar cherche à étendre son contrôle social qui jusqu’à aujourd’hui lui faisait défaut.
Légende (photo de couverture) : Le général Than Shwe est devenu en 2004 le premier officiel sénior à visiter l’Inde depuis près de 20 ans. Source : The Tribune India