Néanmoins, de telles approches sont biaisées. Naypyidaw n’a jamais été le seul acteur politique auquel la Chine doit faire face au Myanmar. Les questions de souveraineté à la frontière entre les deux États sont encore contestées. Une myriade de groupes ethniques armés opèrent dans les États Kachin et Shan ; parmi eux, la Kachin Independence Army (KIA), la United Wa State Army (UWSA), la Ta’ang National Liberation Army (TNLA), la Shan State Army-South (SSAS), et la Myanmar National Democratic Alliance Army (MNDAA). Avec les échecs récents du gouvernement dans l’établissement d’un cessez-le-feu national, les combats continuent entre ces groupes et des unités de la Tatmadaw [1].
Il est vrai que Beijing a adopté une position de neutralité dans ces conflits et a même tenté de jouer un rôle de médiateur entre ces groupes et l’État du Myanmar. Le gouvernement central chinois a d’ailleurs adopté en 1990 une position officielle de non-support face aux groupes ethniques armés opérant le long de sa frontière méridionale. Mais pour les dirigeants provinciaux du Yunnan et pour les entreprises chinoises opérant au Myanmar, une non-interférence complète n’a jamais été une option. Pour eux, les groupes ethniques armés représentent à la fois des partenaires d’affaires, des alliés non-officiels, et des problèmes de sécurité potentiels. Pour les chercheurs qui s’intéressent aux liens de la Chine avec le Myanmar, ignorer ces groupes équivaut à ignorer un aspect-clé des relations bilatérales.
Dans la sphère économique, la pénétration de capitaux chinois au Myanmar a nécessité la coopération active d’un important nombre de groupes ethniques armés. La demande chinoise en bois et en jade est immense, et les entrepreneurs chinois basés au Yunnan étaient prêts à travailler avec n’importe quel groupe armé qui pourrait leur fournir des concessions forestières et minières dans l’État Kachin. D’autres entreprises chinoises ont profité des programmes de substitution du pavot soutenus par Beijing dans la Région Spéciale Wa 2 pour ouvrir de larges étendues du territoire à l’agriculture commerciale. Ces projets ont été négociés, non seulement avec l’État du Myanmar ou la Tatmadaw, mais aussi avec des groupes ethniques armés.
- Soldats de la United Wa State Army. Source : Asean Watch, http://aseanwatch.org/wp-content/uploads/2011/12/Wa-news-.jpg
Les comptes rendus classiques des relations militaires d’État à État entre la Chine et le Myanmar — longtemps un sujet d’intérêt pour les chercheurs en relations internationales intéressés par l’Asie du Sud-Est— n’expliquent pas pourquoi les officiels du Yunnan ont cultivé des relations non-officielles avec des groupes ethniques armés au-delà de la frontière. Prenez la United Wa State Army, le groupe armé le mieux équipé et comprenant le plus grand nombre de membres de tout le Myanmar. On entend fréquemment que l’engagement économique en provenance du Yunnan dans la Région Spéciale Wa 2 a été assorti d’un approfondissement des liens militaires non-officiels entre les deux. Ces soupçons ont récemment reçu un second souffle lorsque la UWSA a affirmé qu’elle avait refusé de signer le programme de cessez-le-feu national du gouvernement du Myanmar en raison de la pression de fonctionnaires du Yunnan [2].
Les combats dans le nord du Myanmar concernent à la fois Beijing et le Yunnan. Toutefois, en termes commerciaux et sécuritaires, c’est dans le Yunnan que l’impact immédiat de la violence se fait ressentir. Quelle que soit la nature des liens entre la UWSA et le gouvernement du Yunnan, ils sont sans doute influencés par le désir du Yunnan de maintenir la stabilité le long de la frontière.
Si le rôle des groupes ethniques armés dans les relations Chine-Myanmar mérite une étude plus approfondie, qu’est-ce qui empêche les chercheurs de l’étudier ? La science politique ne manque pas de tentatives de conceptualisation des relations entre groupes armés non étatiques et acteurs étatiques, tant étrangers que domestiques. Il est possible que ces outils conceptuels puissent expliquer les relations des groupes armés ethniques dans des affaires bilatérales plus larges.
Mais nous devrions hésiter à adopter l’un de ces cadres déjà existants. Le fait est que les chercheurs intéressés par les relations Chine-Myanmar ne disposent pas des données empiriques qui nous permettraient d’évaluer l’utilité de ces concepts. La raison en est simple : la plupart de ces spécialistes ne disposent pas des compétences linguistiques requises pour recueillir les données empiriques qui seraient nécessaires. Contrairement à nos homologues de d’autres disciplines, les chercheurs en science politique qui écrivent sur les relations entre Beijing et Naypyidaw en anglais (et en français) [3] manquent d’efficience linguistique, que ce soit en birman ou en toute autre langue ethnique minoritaire pertinente. Un regard rapide sur les bibliographies de la plupart des ouvrages scientifiques sur les relations Chine-Myanmar révèle peu, sinon aucune, référence issue de travaux en birman ou en langues des groupes ethniques minoritaires.
- Pangshang, capitale de l’État Wa, est lieu de nombreux investissements chinois. Source : Aporamsey.com, https://aporamseydotcom1.files.wordpress.com/2015/04/pano4.jpg
Des tentatives sont faites pour pallier cette lacune, notamment en mobilisant des sources secondaires de langue anglaise, comme The Irrawaddy. Toutefois, les coûts d’une telle approche sont évidents. Notre compréhension des intérêts, des structures organisationnelles, et des histoires de ces groupes ethniques armés restera limitée, à moins que nous puissions les aborder en leurs propres termes, donc dans leurs propres langues. Si nous ne pouvons pas procéder de la sorte, notre compréhension du rôle qu’ils jouent dans les relations bilatérales restera similairement appauvrie. Nous continuerons à rater les facteurs de niveau micro et méso qui constituent les sous-courants des relations bilatérales. Autrement dit, nous allons finir par négliger le rôle de médiateur important que les groupes ethniques armés jouent entre Beijing et Naypyidaw.
Qu’est-ce qui devrait être fait ? Tout d’abord, les politologues travaillant sur les relations Chine-Myanmar devraient apprendre de nos collègues de d’autres disciplines (sociologie, anthropologie, et histoire) et développer une maîtrise des langues birmanes ou minoritaires. À tout le moins, nous devrions nous efforcer de collaborer avec des chercheurs issus des groupes linguistiques locaux.
Deuxièmement, nous devons aller au-delà des cadres centrés sur l’État-nation qui dominent les discussions sur les relations Chine-Myanmar. La suggestion d’Alistair Cook [4], soit l’adoption d’une lentille multifocale lors de l’examen des relations du Myanmar avec la Chine, est un bon point de départ. Une approche ascendante (bottom-up) nous permettrait d’examiner comment les liens bilatéraux sont constitués par des interactions entre une variété d’acteurs sous-nationaux, y compris les groupes ethniques armés. Ces derniers doivent être une partie intégrante de notre analyse des liens entre la Chine et le Myanmar ; une telle approche permettrait de parcourir un bon bout de chemin dans l’approfondissement de notre compréhension des relations Chine-Myanmar.
Texte traduit de l’anglais par Jean-François Rancourt.
Légende (photo de couverture) : Soldat de la Kachin Independance Army. Source : The Guardian, https://static-secure.guim.co.uk/sys-images/Guardian/Pix/GU_front_gifs/2013/1/25/1359142971579/Kachin-guerrillas-of-the--010.jpg