Un système de contrôle du peuplement
Plusieurs types de livrets d’enregistrement existent. En Chine, la distinction première est liée au secteur économique : « agricole » ou « non agricole » [3]. La seconde distinction est géographique, liée à la commune de résidence (on peut avoir un hukou non-agricole dans une commune rurale). Au Vietnam, la distinction est d’abord géographique, mais selon que la commune est rurale ou urbaine, les droits afférents diffèrent – rejoignant donc largement le système chinois.
Cet enregistrement est associé à un contrôle des déplacements. Une autorisation pour séjourner dans une autre commune que celle du livret d’enregistrement est requise. Jusqu’aux années 1980, les contrôles étaient stricts et la majeure partie de la population se trouvait effectivement dans la commune d’enregistrement [4]. Cependant, l’ouverture économique et les besoins croissants de main d’œuvre à proximité des villes et des zones industrielles ont mené à l’allègement des contrôles et les permis de résidence temporaire ont été développés. Les réformes économiques ont donc été le moteur de l’assouplissement du contrôle de la population. Au Vietnam, la suppression des coupons alimentaires associés au hộ khẩu en 1989 [5] a également relancé les migrations.
Ces permis temporaires impliquent une distinction des habitants d’une commune selon leur statut : « résidents » ou « migrants » [6]. Mais l’obtention d’un enregistrement permanent en ville, et particulièrement les plus grandes, reste difficile.
- Travailleurs migrants chinois. Crédits : http://blogs-images.forbes.com/jennifercheung/files/2012/08/300x2006.jpg
Au Vietnam, elle est soumise à des critères restrictifs : habiter dans le quartier depuis au moins un an, avoir un emploi régulier et justifier d’un logement stable et légal. Ainsi, les personnes en mesure de faire changer leur enregistrement sont celles qui ont les moyens financiers d’acquérir un logement et bénéficient de conditions d’emploi sécurisées. Ces conditions excluent donc les personnes travaillant dans le secteur informel.
De façon assez similaire, le changement de statut de hukou en Chine se fait de façon sélective en fonction des revenus, des compétences professionnelles, de l’acquisition d’un logement [7]. Autrement dit, il peut y avoir une sélection sociale forte dans l’attribution du statut d’urbain.
Or, l’accès à un certain nombre de services publics dépend de la possession d’un enregistrement local – cela engendre donc des inégalités.
- Un hukou en campagne. Crédits : Andrew Stokols, http://andrewstokols.com/wp-content/uploads/2014/08/home_is_where_the_hukou_is.png
Un dispositif à l’origine d’inégalités sociales
C’est bien là tout l’enjeu du livret : il confère aux individus des droits spécifiques associés au statut et au lieu d’enregistrement – autrefois des grains subventionnés, des facilités de logement, aujourd’hui des services de santé et d’éducation de meilleure qualité, pour un enregistrement urbain ou non-agricole.
Aujourd’hui encore, les « migrants » en ville subissent des limitations fortes dans l’accès aux services publics. Au Vietnam, toutes les démarches administratives et les aides dépendent de l’enregistrement résidentiel : crédits publics aidés, statut de foyer pauvre ouvrant droit à une assurance santé gratuite et à une réduction des frais de scolarité, etc. Si la Loi sur la Résidence de 2006 a assoupli la situation, l’accès aux services publics se fait à un coût supérieur. Ainsi, la scolarisation d’un enfant « migrant » est plus chère que pour un résident. La privation d’assurance santé conduit certains « migrants » à renoncer aux soins médicaux [8].
En Chine, les services publics sont souvent fermés aux « migrants », ce qui les conduit à s’organiser spontanément au sein de communautés, généralement fondées sur l’origine géographique [9].
En conséquence, si l’enregistrement résidentiel ne représente plus une barrière réelle à la migration, il continue de dessiner deux catégories de citoyens hiérarchisées et fonde une légitimité différenciée à être en ville. Les barrières (administratives et économiques) qui entravent le changement de statut d’enregistrement produisent une distinction durable entre espace de vie et espace de citoyenneté [10]. Cette citoyenneté différenciée selon le hukou détenu conduit à qualifier les migrants d’ « étrangers dans leur pays » [11]
- Des travailleurs migrants. Crédits : China Briefing.
Des rapports sociaux de domination
Ces restrictions ont généré en Chine l’apparition d’enclaves dans les périphéries urbaines, parfois appelées les « villages urbains » [12]. Ainsi, la discrimination dans l’accès aux services publics institutionnalisée par le hukou entraine une ségrégation spatiale forte. Outil de contrôle du peuplement jusqu’aux années 1970, le hukou est désormais facteur de divisions socio-spatiales dans les espaces urbains [13].
Au Vietnam, cette ségrégation reste assez faible. Néanmoins, des quartiers d’habitat loué, destiné à la main d’œuvre d’origine rurale, se développent en périphérie urbaine, dessinant l’émergence d’une forme urbaine spécifique, identifiée comme telle.
De surcroît, les résidents sont souvent enclins à considérer que les « migrants » amènent avec eux problèmes sociaux, trafic de drogue et insécurité [14]. Aussi, par un processus d’étiquetage en tant que « migrants », la catégorisation administrative en vigueur construit un groupe social urbain dominé.
En créant une citoyenneté différenciée, l’enregistrement résidentiel entérine, justifie et renforce les inégalités sociales et les rapports de domination entre les résidents et les migrants. Cette question est d’autant plus vive que, en Chine comme au Vietnam, les migrations vers les villes sont intenses, et que le type d’enregistrement est hérité des parents. C’est pourquoi la Chine a entamé une refonte du système dans certaines de ses villes, telle Chongqing, de manière à encourager la fixation de la main d’œuvre rurale dans des espaces qu’elle souhaite voir se développer – ce qui peut apparaître comme des expériences pilotes. Les autorités locales vietnamiennes, elles, appliquent parfois les règles d’octroi avec un certain pragmatisme et une certaine souplesse. Quoiqu’il arrive, la réforme de l’enregistrement constitue l’enjeu majeur d’un développement urbain plus équitable dans ces pays.
Crédits (photo de couverture) : Un homme montre son hukou.
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