L’ambassade Macartney de 1793 est l’un des événements dominants de l’histoire des relations internationales de la Chine impériale. Le résultat pour l’Angleterre y fut décevant alors que l’empereur Qianlong avait rejeté toutes les requêtes de l’ambassadeur anglais, en y allant de sa fameuse réponse voulant que « la Chine était comme ça » et qu’elle « n’avait besoin de rien qui venait de l’extérieur » [3]. Pendant longtemps, les historiens ont analysé les stratégies impériales chinoises en se basant principalement sur les règles prescrites et codifiées ou sur le discours que les hommes politiques tenaient sur eux-mêmes pour justifier le refus de la Chine de s’ouvrir à l’Angleterre conquérante [4]. Pourtant, en comparant le manque d’ouverture de l’empereur Qianlong face à l’Angleterre avec l’ouverture dont fit preuve son grand-père, l’empereur Kangxi, face à la Russie en 1689, les historiens étaient confrontés à une anomalie épistémologique, reflétant l’impossibilité d’analyser le pragmatisme de la dynastie Qing face à la Russie à partir d’une essentialisation de la politique étrangère chinoise [5]. Depuis le début des années 1990, on assiste à un changement de paradigme dans le domaine de la sinologie alors que la perspective de « l’exception culturelle » est de plus en plus remise en question ; les historiens s’affèrent davantage à vouloir montrer en quoi les institutions et les pratiques de la Chine sont comparables à celles qui sont observées ailleurs dans le monde [6].
- The reception of the diplomatique and his suite, at the Court of Pekin (James Gillray, 1792). Source : National Portrait Gallery, London (published by Hannah Humphrey).
Les relations entre la dynastie Qing et les Pays-Bas au XVIIe siècle sont un bel exemple permettant d’illustrer le rôle joué par l’ennemi commun, davantage que les facteurs culturels ou les règles prescrites par la tradition, dans l’évolution des stratégies de la Chine à l’égard de l’étranger [7]. Dans tous les documents qui témoignent des premières rencontres, l’attitude face à l’étranger reflétait la condescendance et l’indifférence, alors que les envoyés néerlandais étaient décrits comme des « barbares » qui venaient uniquement « présenter un tribut » au Fils du Ciel. Pourtant, après la fuite de Koxinga dans l’île de Taïwan, une collaboration militaire est envisagée entre les deux pays, afin d’éliminer les rebelles chinois qui venaient de chasser les Néerlandais de l’île [8]. Ainsi, face à un ennemi commun, faisant fi des distinctions culturelles, les stratégies à l’égard de l’étranger semblent surtout motivées par les besoins concrets requis par la situation.
L’évolution des relations entre la dynastie Qing et la Russie reproduit une dynamique tout à fait comparable. La présence d’un ennemi commun contribua à favoriser un rapprochement diplomatique entre les deux pays, menant à la ratification du Traité de Nerchinsk de 1689, et plus tard, celui de Kiakhta en 1727. À partir des années 1650-60, l’expansion de la Russie vers le Pacifique avait mené à de nombreux affrontements entre les Cosaques et les troupes mandchoues des Bannières. Les Russes envoyèrent aussi des ambassadeurs pour négocier des ententes commerciales, dont Baikov (1656) et Spathary (1676), mais à chaque fois, ils étaient reçus comme des « porteurs de tribut » se « tournant vers la civilisation », venus pour recevoir les grâces de l’empereur céleste. La prédation des Cosaques contre les populations locales qui étaient des vassaux de l’Empire Qing, ainsi que l’occupation de la région du Fleuve Amour (Heilongjiang), mena à des affrontements systématiques, notamment autour de la forteresse d’Albazin en 1685-86.
- The Russian fortress Albazin stormed by Manchu/Chinese Qing forces (Gravure du 17e siècle). Source : Wikipedia. https://en.wikipedia.org/wiki/Albazino
Le royaume Dzungare, mené par Galdan à partir de 1671, devint avec le temps un rival direct de la dynastie Qing pour le contrôle de l’Asie intérieure, notamment en ce qui a trait à l’intégration des populations mongoles comme les Khalkhas et les Urianghai qui, profitant de cette situation, pouvaient changer d’allégeance selon leur intérêt. Pour la dynastie Qing, il fallait à tout prix sécuriser la zone frontalière, et pour cela, empêcher qu’une alliance entre Galdan et la Russie ne puisse se concrétiser [9]. La présence de cet ennemi commun contribua à faciliter le rapprochement diplomatique entre les Russes et les Mandchous, et ils signèrent ainsi le traité frontalier de Nerchinsk en 1689, qui délimitait un segment de la frontière, sécurisait la région d’Heilongjiang, et concédait des privilèges commerciaux à la Russie. Suite à la ratification de ce traité, Kangxi eut les coudées franches et il mena quatre campagnes visant l’élimination de Galdan entre 1690 et 1697 [10].
Ce n’est évidemment jamais le seul facteur dont il nous faille tenir compte, mais à la lumière du rôle joué par l’ennemi commun dans l’histoire des relations internationales de la Chine, on voit tout de suite que l’Angleterre et la dynastie Qing n’en avaient pas en 1793. Ils n’avaient aucune cause géopolitique commune à partir de laquelle ils pouvaient définir les bases d’une entente afin de favoriser leur rapprochement diplomatique. Les Britanniques du XVIIIe siècle avaient d’ailleurs parfaitement compris cette règle politique fondamentale et c’est pourquoi, suite à l’ambassade Macartney, ils voulurent rappeler leur bonne foi en évoquant le rôle joué par leurs troupes dans la suppression de la rébellion des Gurkhas au Tibet en 1792 [11].
- Rébellion des Gurkhas de 1814-16. Source : Gurkha 200. http://www.gurkha200.co.uk/about-gurkhas/gurkha-history/
Notre recherche tend à montrer que c’est l’évolution de l’intérêt géopolitique, davantage que les représentations politiques, idéologiques ou culturelles, qui dicte la fluctuation des stratégies à l’égard de l’étranger. La distinction culturelle vient certes caractériser les décisions et les politiques, mais tout porte à croire que, dans le domaine des relations internationales, il s’agit surtout d’un prétexte servant à justifier une stratégie, un enrobage venant masquer les véritables motifs de la prise de décision.
Crédits (photo de couverture) : L’Empereur Qianlong en habit de cour. Giuseppe Castiglione - Palace Museum, Beijing.