La mer de Chine est un point de passage pour la moitié du commerce maritime mondial, ce qui en fait une zone avec un fort intérêt stratégique en ce qui concerne le contrôle des routes maritimes. Plusieurs pays occidentaux ont décidé de développer leurs capacités de défense, afin de renforcer leur présence dans la région indopacifique. Mais n’oublions pas la réponse adoptée par les États d’Asie du Sud-Est qui, ne pouvant plus compter sur une protection américaine en raison d’un changement de stratégie opéré par le département d’État, ont eu tendance à moderniser leurs capacités militaires. Cette militarisation concerne principalement cinq États du Sud-est asiatique, à savoir l’Indonésie, la Malaisie, Singapour, la Thaïlande et le Vietnam. Ces pays ont presque doublé leurs dépenses militaires en une vingtaine d’années, et la région représentait même entre 2007 et 2012 le plus grand marché d’importation de produits militaires au monde [3].
Des investissements militaires à la hausse
Le montant des dépenses absolues consacré à la défense de ces pays, connait l’une des plus fortes augmentations par rapport aux autres régions du monde, même si ces dépenses restent relativement inchangées en pourcentage de leur produit intérieur brut (PIB). Si aucune de ces nations ne pointe en tête du classement des pays avec les plus importantes dépenses militaires, l’évolution des montants et les volontés entreprises sont fulgurantes.
Tableau représentants les dépenses militaires (USD courants) de cinq pays d’Asie du Sud-Est (Indonésie, Malaisie, Singapour, Thaïlande, Vietnam) de 2000 et 2020 (selon les données de la Banque Mondial, 2022) [4]
Alors qu’historiquement les capacités militaires terrestres furent largement privilégiées par ces États, on constate depuis la fin de la guerre froide, qu’une part bien plus importante de leur budget est allouée aux capacités navales et aériennes [5]. Cela témoigne du changement de paradigme opéré par la Chine, devenant plus agressive et cherchant à étendre sa sphère d’influence régionale, notamment en mer de Chine méridionale. Les pays d’Asie du Sud-Est ont pris conscience de devoir s’adapter à de nouvelles réalités, comme la nécessité de protéger les voies maritimes, mais également de vastes zones halieutiques et de ressources naturelles. Par conséquent, les investissements portent principalement sur l’acquisition d’aéronefs de combat, frégates, sous-marins, ou encore patrouilleurs. L’un des meilleurs symboles d’une marine moderne et diversifiée en Asie du Sud-Est serait la Marine de la République de Singapour (RSN) qui dispose à la fois de frégates, patrouilleurs, corvettes, sous-marins, et même d’hélicoptères maritimes. Les États cherchent également à diversifier le plus possible leurs fournisseurs d’armement à l’étranger, afin d’éviter une trop grande dépendance à l’égard de certaines nations (notamment du complexe militaro-industriel américain). C’est ainsi qu’en février 2022, un contrat d’armement signé entre la France et l’Indonésie a débouché sur l’achat de 42 appareils de combat rafale et des preuves d’engagements quant à la volonté d’acquérir plusieurs sous-marins de la classe Scorpène [6]. Cet accord vient également renforcer un partenariat stratégique de longue date entre les deux pays.
Des causes diverses à la militarisation régionale en Asie du Sud-Est
Nombreux sont les spécialistes qui considèrent les agissements chinois comme le principal facteur de la modernisation militaire et de l’augmentation des dépenses des États en Asie du Sud-Est. La Chine se hisse aujourd’hui au rang des plus grandes puissances militaires du monde et elle entend bien se servir de cet avantage pour affirmer ses ambitions et défendre ses revendications territoriales. Le cas des îles Spratleys reflète parfaitement cette situation. L’archipel est à l’origine d’un conflit territorial opposant plusieurs pays asiatiques, dont la Chine, qui entend bien à terme y asseoir son autorité à travers la construction d’une « grande muraille de sable » [7]. Si les autres États asiatiques sont tout à fait conscients qu’ils ne peuvent contrebalancer militairement la Chine, un arsenal militaire plus élaboré de leur part pourrait tout de même dissuader Pékin d’engager un conflit plus poussé sur ces eaux contestées [8]. Ces États ne sont pas prêts à s’opposer frontalement à la Chine et préfèrent encore opter pour le dialogue afin de régler leurs différends [9].
Néanmoins, la « menace chinoise » ne doit pas être considérée comme la seule, et encore moins la principale raison des efforts de modernisation militaire mis en place par les États de l’ASEAN. Car il existe bien d’autres éléments qui pèsent sur la sécurité régionale [10]. Tout d’abord on relèvera le nombre important d’actes de pirateries dans la région qui pèsent sur la sécurité du commerce maritime. Pour la seule année 2020, près de 100 incidents ont ainsi pu être relevés. Les attaques se concentrent principalement dans la mer de Célèbes, la mer de Sulu et surtout au niveau des détroits de Malacca et de Singapour. La menace terroriste reste également bien présente en Asie du Sud-Est comme en témoigne les combats d’une violence extrême survenus à Marawi (sud des Philippines) en 2017 et qui ont opposé les Forces armées des Philippines à l’État islamique. Cet événement tragique permit néanmoins la création d’un premier cadre de coopération en matière de lutte contre le terrorisme en Asie. L’initiative baptisée « Our Eyes » est encadrée par l’ASEAN depuis 2018, et permet de faciliter l’aide militaire étrangère auprès des membres dans le cadre d’opérations de contre-insurrection tout en respectant le principe de souveraineté si cher aux États-membres [11].
Lancement le 25 janvier 2018 en Indonésie de l’ « Our Eyes Initiative », visant à faciliter le partage de renseignements entre six États d’Asie du Sud-Est pour répondre à des enjeux de sécurité transnationales. Copyright © 2018 Dr Maliki Osman.
Les dispositifs militaires mis en place en Asie du Sud-Est s’inscrivent dans une volonté de pouvoir répondre à un panel de défis assez large, allant des différends maritimes et rivalités territoriales, la lutte contre la piraterie, les trafics en tous genres et le terrorisme. Bien que les pays d’Asie du Sud-Est soient attentifs aux ambitions chinoises dans la région, ces inquiétudes ne semblent pas encore se traduire par une véritable intervention militaire directe de leur part. Ces États continuant de s’inscrire dans la tradition du « non-alignement » héritée de la conférence de Bandung (1955), ils cherchent donc à agir prudemment auprès d’acteurs comme la Chine. Et c’est au contraire face aux menaces non conventionnelles qu’une coopération militaire plus poussée semble pouvoir se mettre en place à l’échelle régionale.
Légende de la vignette : Soldats de l’armée singapourienne (SAF) à l’entrainement. Copyright © 2015 Division de la fonction publique (DSP) - Bureau du Premier ministre (Public Service Division).