Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

Le modèle singapourien à l’épreuve du temps

jeudi 25 avril 2013, par Rodolphe De Koninck

La cité-État de Singapour est apparue comme entité pleinement indépendante en août 1965 [1]. Elle venait d’être contrainte à quitter la fédération de Malaysia, créée deux ans plus tôt et rassemblant, outre Singapour et la Malaisie, deux autres anciens domaines coloniaux britanniques, Sarawak et Sabah, situés sur le versant nord de l’île de Bornéo. À l’époque, peu d’observateurs auraient parié sur les chances de la petite république insulaire de survivre longtemps comme nation souveraine.

Singapour comptait alors moins de deux millions d’habitants, sur un territoire d’une superficie inférieure à 600 kilomètres carrés [2], la majeure partie correspondant à l’île de Singapour proprement dite (Carte 1). Sans la moindre ressource naturelle, la cité portuaire cosmopolite mais appauvrie ne pouvait miser que sur elle-même pour survivre. Minée par les troubles internes, il lui fallait aussi composer avec une Asie du Sud-Est environnante aux prises avec de profonds bouleversements politiques, dont le début de la guerre du Vietnam, un voisin malaisien lui-même en reconstruction et, surtout, l’imminente arrivée au pouvoir d’une junte militaire en Indonésie.

Carte 1 - Surface boisée, Singapour 2008

Pourtant, près d’un demi-siècle plus tard, toujours seule véritable cité-État contemporaine, Singapour représente l’un des pays plus prospères du monde. Fin 2012, ses quelque 3,8 millions de citoyens et résidents permanents – dont un peu plus des trois quarts sont chinois, 14% malais, et 8% indiens – jouissent d’un niveau et d’une espérance de vie nettement supérieurs à ceux qui prévalent parmi les pays voisins. Les réalisations de la petite république insulaire sont attestées dans bien des domaines, qu’il s’agisse de l’éducation, la santé, l’emploi, le logement, le contrôle sévère de la corruption, le revenu et le pouvoir d’achat tout comme, soulignons-le, l’aménagement du territoire, y compris son verdissement. C’est que Singapour est un haut-lieu de la planification territoriale intégrée et, plus encore, de sa mise en œuvre.

En conséquence, une caractéristique fondamentale de la géographie de l’île même de Singapour est qu’elle résulte largement de l’action humaine [3]. Peu de territoires dans le monde ont fait ou font l’objet de transformations d’origine anthropique aussi marquées, alors que, malgré l’importance croissante du tissu urbain, l’île n’en apparaît pas moins très verdoyante. Cela est attribuable à une politique d’aménagement d’espaces verts, à toutes les échelles, mais aussi au caractère typiquement équatorial du cadre originel et à son abondante pluviométrie. Ainsi, cette cité-État, qui dispose du port le plus actif du monde et qui s’avère aussi une place forte financière, peut tout à la fois revendiquer le statut de métropole la plus verte du monde (Carte 2).

Carte 2 - Évolution du profil de Singapour 1957-2005

Pourtant, à l’ombre de cette impressionnante et lénifiante couverture végétale, en voie permanente de redéploiement, tout comme de son aveuglante prospérité, Singapour est le lieu d’un contrôle social particulièrement subtil [4] et, surtout, de disparités socio-économiques grandissantes. En effet, les performances sans cesse renouvelées de la petite république insulaire sont en bonne partie attribuables à un savant mélange d’autoritarisme et de savoir-faire managérial. Ce mélange est l’œuvre d’une classe politique éclairée rassemblée au sein d’un parti politique au pouvoir depuis les années 1960, le Peoples’ Action Party (PAP). Encore aujourd’hui, celui-ci demeure à la tête d’un gouvernement constitué d’un ensemble de ministères et de régies d’État très autonomes et bénéficiant des coudées franches pour innover et livrer la marchandise, qu’il s’agisse des logements, des écoles, de l’emploi, des infrastructures de communication et de loisir, etc. La population n’a qu’à suivre les directives sans cesse renouvelées quant à l’utilisation desdits services, sans véritable liberté de contester, à vrai dire sans grande voix au chapitre.

Pourquoi cela fonctionne-t-il ou a-t-il fonctionné jusqu’à maintenant ? Pour au moins trois raisons fondamentales. La première est que, associée au quasi plein emploi, la croissance de la prospérité des Singapouriens, de l’avis de tous largement attribuable aux politiques de l’État-PAP, ne s’est pas encore démentie : à Singapour, la liberté première demeure celle de s’enrichir. La seconde est qu’avec les moyens mis à leur disposition dans une cité-État prospère, hyper commerçante et mondialisée, les Singapouriens sont devenus des consommateurs effrénés, la consommation matérielle représentant le véritable opium du peuple. La troisième raison est que la petite république insulaire pratique un prélèvement de main-d’œuvre étrangère qui a peu d’équivalents dans le monde et qui est devenu indispensable à sa fuite en avant. Fin 2012, au-delà de ses quelque 3,8 millions de citoyens (3,3) et résidents permanents (0,5), la cité-État comptait près de 1,5 million de résidents temporaires – donc un total de 5,3 millions d’habitants – pour la majorité des travailleurs étrangers œuvrant dans les domaines à faible salaire, boudés par les Singapouriens eux-mêmes, en particulier la construction et les services d’entretien, y compris domestique. Cette main-d’œuvre bon marché, provenant de plusieurs pays de la région, dont la Chine, les Philippines, l’Indonésie, l’Inde et le Bangladesh, est corvéable à merci et contrainte elle aussi à la docilité, sous peine d’expulsion, toutes choses qui réduisent les coûts de l’expansion tous azimuts que connaissent les infrastructures de l’île, voire le territoire même de celle-ci, lequel dépasse aujourd’hui 720 km2.

Mais le modèle singapourien apparaît de plus en plus menacé, en particulier de l’intérieur. Sont ici en cause et en effervescence le désir de participation démocratique d’un nombre croissant de citoyens qui assistent impuissants à la forte poussée des inégalités socio-économiques. En effet, encore relativement égalitaire à la fin des années 1980, Singapour est devenu en un quart de siècle l’un des états industriels les plus inégalitaires. Encore loin des États-Unis, champion mondial en la matière, il commence pourtant à s’approcher de celui-ci au plan des indicateurs de criminalité et d’incarcération [5]. Il en résulte des tensions grandissantes entre les citoyens et les travailleurs étrangers et, surtout, une poussée de la contestation, les Singapouriens apprenant enfin à se servir à des fins politiques de cet outil dont ils comptent parmi les utilisateurs les plus boulimiques au monde, les media électroniques. La démocratie va-t-elle reprendre ses droits ?

Tout cela reste à suivre.

Légende (photo de couverture) : Quartier d’affaires, Singapour.

Crédits photo : Stéphanie Martel.


[1De Koninck, Rodolphe, 2009. « Singapour, l’île branchée », La Géographie 1533 : 92-95.

[2À titre de comparaison, rappelons que l’archipel montréalais couvre près de 740 km2.

[3De Koninck, Rodolphe, Julie Drolet et Marc Girard, 2008. Singapore, an Atlas of Perpetual Territorial Transformation. Singapour : NUS Press.

[4Trocki, Carl, 2006. Singapore : Wealth, Power and the Culture of Control. New York : Routledge.

[5Wilkinson, Richard G. et Kate Pickett, 2010. The Spirit Level : Why Equality is Better for Everyone. Penguin Books.

Titulaire de la Chaire de recherche du Canada en études asiatiques

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