L’activité d’escorte existait toutefois de manière informelle bien avant l’apparition historique des compagnies privées. Des amateurs de l’art martial s’improvisaient escorteur en vendant leurs services de protection rudimentaire aux négociants de passages dans les auberges [2]. Cependant, plutôt que d’engager des adeptes itinérants à la réputation ignorée, la classe marchande devait accorder davantage de crédit aux maîtres se réclamant d’une filiation martiale socialement reconnue. C’est ainsi que le rapprochement entre marchands du Shanxi et maîtres d’armes locaux renommés initia la formation des biaoshi 镖师, les « maîtres-escortes », et structura, de ce fait, formellement le métier d’escorteur. Les maîtres-escortes revendiquaient l’appartenance à une lignée précise remontant à un maître fondateur, à qui ils attribuaient la création des techniques martiales mises en œuvre dans leur profession. Le processus de transmission intra-lignager – basé sur la relation maître-disciple – devait ainsi légitimer, de par sa continuité diachronique, l’authenticité de leur savoir-faire, lequel s’organisait autour d’un ensemble de techniques, c’est-à-dire d’actes traditionnellement tenus pour efficaces [3].
Chronologiquement, l’activité d’escorteur se distingue donc en fonction de sa nature d’abord informelle puis formelle [4] ; une distinction qui s’explique par une évolution du professionnalisme à l’œuvre lors des transports, ainsi que par le degré de coopération engagée par la classe marchande et les escorteurs. En effet, les premières formes d’escorte avaient un champ d’action spatial et matériel limité : leurs services relevaient surtout de la protection rapprochée occasionnelle, et le transport de lourdes marchandises sur de longues distances dépassait bien souvent leur cadre organisationnel. La création des compagnies d’escorte permit, en revanche, de structurer la profession, et notamment de permettre à ce que la valeur marchande du savoir-faire que les maîtres-escortes mettaient en œuvre dans la protection des caravanes augmente parallèlement avec l’évolution de leur statut social.
- Des voyageurs et leur chameau sur les routes marchandes de Chine du Nord, XIXe siècle. Source : collection de Stephan Lowentheil. Voir lien : http://time.com/4684239/early-chinese-photography/
- Carte des principales routes commerciales des marchands du Shanxi, notamment la route du thé de Chine du Nord jusqu’en Russie en passant par Kiakhta. Source : Liu Jiansheng 刘建生 (dir.), 2014. Biaoxing sihai 镖行四海 (« Quand les escorteurs sillonnaient la Chine »). Taiyuan : Shanxi jiaoyu, 62.
Néanmoins, rares étaient les situations dans lesquelles les maîtres-escortes mettaient réellement en pratique leur art défensif : l’effort de pacification des rapports sociaux entrepris par les escorteurs avec les brigands garantissait effectivement la sûreté des voyages commerciaux [5]. Davantage dissuasives qu’appliquées, les compétences martiales des maîtres-escortes favorisaient les négociations du « droit » de passage des caravanes, lesquelles permettaient la bonne circulation des biens et assuraient une sécurité aux négociants. Ces moyens d’échanges pacifiques devaient ainsi favoriser le dynamisme des activités marchandes et augmenter la nature lucrative de celles-ci [6]. L’interaction des trois groupes marchands/escorteurs/brigands, construite sur un enjeu d’intérêts, se décrit alors comme un champ de forces au sein duquel les agents engagés ne peuvent garantir leur existence qu’au travers d’un travail collectif d’entente [7]. En outre, la sécurisation de ces convois, lesquels recouvraient un vaste réseau de routes marchandes reliées entre elles par d’importants carrefours commerciaux, devait en retour contribuer de manière significative au développement économique des provinces concernées par ce trafic [8]. Pour les maîtres-escortes, à l’origine issus de la classe paysanne, cette nouvelle activité professionnelle – communément appelée zoubiao 走镖 (« accompagner [à pieds] la marchandise ») –, s’avérait particulièrement rémunératrice tout autant qu’elle constituait un moyen de reconnaissance et d’ascension sociale [9].
- Marchands du Shanxi de Pingyao, fin XIXe siècle. Source : Musée de la maison de Lei Lütai 雷履泰 (1770-1849), fondateur des premiers comptoirs (banques) d’échanges monétaires de Chine.
- Carte des comptoirs d’échanges et leurs succursales sur le territoire chinois au cours de la dynastie Qing. Source : Huang Jianhui 黄鉴晖 (dir.). Shanxi piaohao shiliao 山西票号史料 (« Documents historiques des comptoirs d’échanges du Shanxi »). Taiyuan : Shanxi jingji, 1281.
Mais devant la quantité de taels (lingots d’argent) à transporter pour répondre à la demande du marché, les négociants ne devaient pas tarder à revoir leur système de transaction commerciale pour en tirer le meilleur profit : c’est ainsi que naquirent, au cours de l’année 1824, les piaohao 票号 (litt. « comptoir de mandats »), considérés comme les premières banques privées de Chine. Avant les comptoirs d’échanges, les seules structures basées sur un système d’allocation de crédit ou de remise d’argent sur présentation d’un mandat, étaient les « réserves de change monétaire » étatiques, regroupées sous l’appellation des piaozhuang 票庄. Ces dernières, dont les transferts d’argent étaient à la charge du gouvernement et escortés par l’armée impériale, n’existaient cependant que dans les chefs-lieux des provinces, et toutes les autres villes fortifiées de remparts en étaient dépourvues. Pour approvisionner en taels les comptoirs, les escorteurs convoyaient en moyenne trois à quatre fois par an – un convoi durant en générale trois mois. Marchands et escorteurs entretenant une relation basée sur un rapport de confiance mutuelle, les justificatifs de livraison des biens n’étaient pas réclamés par ces derniers et leur rémunération s’effectuait une fois par an, soit au premier mois de l’année lunaire [10]. À la fin du XIXe siècle, le métier d’escorteur se spécialisait en six secteurs distincts : l’escorte postier ou l’escorte de lettres, xinbiao 信镖 ; l’escorte de mandat, piaobiao 票镖 ; l’escorte d’argent (tael), yinbiao 银镖 ; l’escorte de vivres, liangbiao 粮镖 ; l’escorte de biens matériels ou de marchandises diverses, wubiao 物镖 ; l’escorte à la personne, renshenbiao 人身镖.
L’arrivée des chemins de fer, mais aussi et surtout la périclitation des activités marchandes entraîna la désuétude du métier d’escorteur, lequel déboucha sur celui d’« escorte sédentaire à résidence » appelé zuobiao 坐镖 ou encore kanjia huyuan 看家护院. La profession prendra définitivement fin au cours de la période républicaine (1912-1949). Aujourd’hui, ce métier d’escorteur a disparu, mais les pratiques martiales des maîtres-escortes, bien que sous des formes certainement différentes de l’époque, continuent de se transmettre, notamment à Taigu, Qixian, Pingyao et Yuci [11].
Crédits (photo de couverture) : Un escorteur et son cheval au début du XXe siècle. Chine du Nord. Source : Musée des compagnies d’escorte de Pingyao, province du Shanxi.