Le kimono « made in Japan » : état des lieux des pratiques et conventions
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le kimono au Japon est cantonné à un usage occasionnel, strict et formel [7]. Vêtement liminaire usité dans un espace-temps limité et ritualisé, le kimono doit toujours être impeccable, porté de manière à refléter l’importance du jour célébré. Les cérémonies familiales telles que Omiyamairi, Shichi-go-san, Seijin Shiki [8] en sont les parfaits exemples. Le kimono de mariage est aussi très respecté et en plus de cela, pendant longtemps avoir un trousseau bien garni et/ou une commode tansu [9] remplie de kimonos de cérémonie faisait la fierté des familles [10]. En parallèle, tout un pan de la société dite « aristocratique » a entretenu (et entretient toujours) un rapport formaliste avec un style de kimono haut de gamme, mais plus mondain, pour des dîners ou la pratique des arts traditionnels. Mais les différentes crises économiques ont rendu l’investissement dans le kimono moins systématique, que ce soit pour les cérémonies ou les activités plus « protocolaires ». Le constat est donc celui-ci : le kimono n’est porté que rarement [11], mais il reste fondamental dans la construction de l’identité japonaise.
Bénéficiant d’une image somme toute positive, vu comme le symbole éternel du pays [12], le kimono est néanmoins perçu comme inaccessible, pour deux raisons : la première est économique, car les ensembles proposés se vendent trop souvent à des prix prohibitifs ; la seconde est sociale, voire même émotionnelle, car le port du kimono exerce une pression, spécialement sur les femmes, pour que la présentation du vêtement soit toujours irréprochable [13], suivant une étiquette toujours plus influencée par les traditions et les écoles de kitsuke [14]. En réponse à cette situation, de plus en plus de créateurs proposent des modèles moins exclusifs, utilisables dans des situations moins guindées [15]. Ces dernières années, on assiste donc à un regain d’intérêt pour le kimono car le panel d’offre redevient plus complet, abordable et adapté à la vie de tous les jours.
Le kimono de fil en aiguille : tour d’horizon des innovations design et marketing
Si l’on dresse un portrait des kimonos disponibles à la vente aujourd’hui, on trouve des ensembles ancrés dans la « tradition » des cérémonies et des élites, comme chez Chiso (figure 1), Echigoya (figure 2) ou Erizen. Mais l’important ici ce sont les nombreuses marques qui désormais tendent à « casser » l’aspect formel du kimono avec notamment des tissus et motifs innovants. C’est ce que l’on peut voir chez Shito Hisayo (figure 3), Jotarō Saitō ou Takahashi Hiroko (figure 4), qui cultivent une préférence pour les motifs géométriques et stylisés. Même tendance chez Modern Antenna, Kimono Hearts (figure 5), Rumi Rock et Gofukuyasan (figure 6), boutiques pointues, mais plus accessibles niveau prix, attirant une clientèle jeune avec des kimonos décalés inspirés par la pop culture, le hard rock et l’histoire de l’art.
- Figure 1. Furisode (kimono à longues manches pour les jeunes filles) de la maison Chiso. Source : Chiso, 2021.
- Figure 2. Une cliente chez Echigoya. Source : Bonjour Kimono, 2021.
- Figure 3. Furisode mixant tradition et innovation, designé par Shito Hisayo. Source : Shito Hisayo, 2021.
- Figure 4. Kimono déclinant le point de polka par Takahashi Hiroko Source : Takahashi Hiroko, 2021.
- Figure 5. Ensemble kimono aux couleurs psychédéliques, par Kimono Hearts. Source : Kimono Hearts, 2020.
- Figure 6. Kimono imprimé avec une reproduction de "La Naissance de Vénus" de Botticelli, par Gofukuya-san. Source : Gofukuya-san, 2021.
On peut ensuite noter plusieurs designers et stylistes qui « cassent » le kimono en s’attaquant à sa silhouette. C’est le cas avec la marque Yoshikimono (figure 7), mais cette tendance se remarque aussi dans les communautés d’anonymes passionnés de mode [16], raccourcissant la partie jupe, desserrant le col et recourant à des accessoires tels qu’écharpes, chapeaux, collants colorés, escarpins, bottines, sous-pull, collerettes et manchettes en dentelle.
- Figure 7. Kimono raccourci façon robe asymétrique par Yoshikimono. Source : Fashions Finest, 2020.
Le marché du kimono d’occasion est aussi très présent et l’on y trouve beaucoup de diversité, avec des pièces formelles et informelles disponibles à bas prix. En général, ces kimonos étaient plus ou moins haut de gamme il y a 50 ans et leur esthétique est d’ailleurs très marquée « années 70 », mis à part peut-être pour ceux dans des tons unis [17]. Les étalages des marchés aux puces (figure 8) [18] et les cintres des magasins comme Harajuku Chicago ou Miyoshiya sont remplis de ce style de kimonos que l’on achète assez librement, selon sa couleur préférée et son budget. Dans cette section se trouve la niche des kimonos « vintage » datant des années 20, 30 et 40. Des pièces onéreuses du fait de leur rareté et de leurs qualités techniques. Les boutiques comme Konjaku Nishimura (figure 9) contribuent à rendre accessibles ces kimonos inimitables, reflétant la mode éclatante et originale en vogue à ce moment [19], attirant de plus en plus fashionistas et collectionneurs.
- Figure 8. Kimonos présentés sur une table par l’un des marchands lors du marché aux puces tenu au sanctuaire de Kitano Tenmangu, Kyoto. Source : Auteure.
- Figure 9. Kimono de l’ère Taishō avec motif tatewaku aux couleurs modernes, en vente chez Konjaku Nishimura. Source : Konjaku.
Conclusion
Voir de façon la plus panoramique possible le marché du kimono en 2021 montre à quel point ses deux lignes historiques se croisent constamment, offrant une multitude de possibilités. Ces modulations sont riches de sens en termes de design, mais également d’usage, d’offre et de demande : désormais on n’achète plus tellement un kimono pour remplir une fonction, un devoir, mais pour le plaisir, comme un vêtement « occidental ». En cela, le kimono ne saurait être réduit à une seule catégorie, à une seule utilisation [20], et étudier toutes ses nuances est primordial afin qu’il continue d’être porté par les générations présentes et futures, en fonction de leurs goûts plus que par obligation.
Prendre en compte toutes ces dimensions permet aussi d’apporter des débuts de réponses aux questions posées dans le monde de la mode en général, notamment : « Pourquoi et comment casser les codes ? », « Que faire des dynamiques impulsées par l’industrie du luxe, la ‘slow’ et la ‘fast’ fashion ? », « Kimono et appropriation culturelle : vrai ou faux débat ? ». Après ce tour d’horizon, on peut donc constater que le kimono a une place tout à fait légitime dans ces débats, ne serait-ce que pour illustrer comment les pratiques vestimentaires dites « traditionnelles » intègrent et interrogent les notions de mode, de cyclicité et de modernité.