Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

Le grand chantier de l’Inde : 200 millions de jeunes à éduquer

jeudi 25 avril 2013, par Mathieu Hamelin

L’État indien doit se préparer à intégrer à son économie la plus grande cohorte de jeunes de l’histoire. D’ici quinze ans, c’est au moins 200 millions de jeunes Indiens qui frapperont à la porte du marché de l’emploi.

En 2030, l’Inde comptera 1,5 milliard de personnes et aura dépassé la Chine comme pays le plus peuplé du monde. Il sera aussi le plus jeune des pays émergents, avec un âge médian de 31 ans, comparativement à 43 ans en Chine [1].

Pour les optimistes, cette évolution démographique constitue le grand atout de l’Inde pour bâtir un avantage compétitif. Pour les pessimistes, cette courbe mènera à la catastrophe si l’Inde n’est pas en mesure d’offrir des emplois et une qualité de vie satisfaisante à ces jeunes. Le pays est déjà aux prises avec des inégalités marquées, une inflation galopante et des problèmes structurels d’envergure (pénurie d’énergie et d’eau, manque d’infrastructures, urbanisation complexe). Surtout, la pauvreté demeure endémique, avec la moitié de la population qui vit avec moins de 2$ par jour selon l’OCDE. Face au Brésil et à la Chine, l’Inde est nettement en retard au plan du développement humain, malgré une remontée lente mais régulière dans les dernières années (espérance de vie, mortalité infantile, etc.) [2].

Le redressement doit notamment s’accélérer en matière d’éducation. Malgré une force de travail (15-65 ans) supérieure à un milliard de personnes en 2030, l’Inde pourrait souffrir d’une pénurie de main-d’œuvre qualifiée. La scolarisation de la population active demeure l’enjeu crucial des prochaines années, et déterminera le positionnement de ce géant démographique au sein de l’économie mondiale.

À l’heure actuelle, un tiers de la population active n’a jamais fréquenté l’école, et la majorité des Indiens n’a pas complété le cycle primaire [3]. Le taux d’alphabétisation atteint globalement 74% selon le recensement de 2011 (en hausse de 9% depuis 10 ans), mais demeure inférieur chez les femmes (65%) et les groupes défavorisés (les basses castes et la minorité musulmane notamment). Signe encourageant, il dépasse 80% chez les adolescents, qui ont bénéficié de la construction de centaines de milliers d’écoles au cours des dernières années. En 2009, le Right to Education Act a d’ailleurs fait de l’éducation gratuite et obligatoire un droit constitutionnel pour les enfants de 6 à 14 ans.

Il reste que la « vraie » réalité de l’éducation en Inde n’est pas celle des programmes d’élite qui forment des ingénieurs et des informaticiens renommés partout dans le monde. C’est plutôt celle des milliers d’écoles rurales dispersées à travers le pays et qui se trouvent souvent dans un piteux état, parfois sans eau potable ni toilettes [4]. L’enseignement dispensé est souvent de mauvaise qualité dans les États les plus pauvres et les diplômes n’ont que peu de valeur et ne permettent pas aux jeunes d’intégrer réellement le marché du travail, ce qui décourage plusieurs familles d’envoyer leurs enfants à l’école.

La plus grande démocratie du monde demeure aussi un pays où les inégalités sont profondément incrustées dans toutes les sphères de la vie, particulièrement en ce qui concerne l’accès à une éducation de qualité. En Inde (ce n’est pas unique à ce pays), le fait de naitre dans une catégorie sociale spécifique a un impact majeur sur les opportunités de vie. Les « basses » castes, les aborigènes et la minorité musulmane (14% de la population) représentent les groupes les plus défavorisés [5]. Jusqu’à 49,5% des places dans les institutions d’enseignement sont réservées à des programmes d’affirmation positive afin de contrer la discrimination à leur égard. Des milliers d’Indiens nés dans des conditions défavorables accèdent ainsi à l’université chaque année grâce à ces programmes, ce qui ne leur assure toutefois pas l’accès à l’emploi. Les discriminations liées à la caste ou à la religion restent difficiles à enrayer [6].

Les inégalités de conditions se traduisent aussi par des écarts importants au niveau des revenus, encore plus depuis les réformes économiques des années 1990. La classe moyenne indienne ne représente au maximum que 15% de la population. On remarque une grande disparité entre les États, signe que les deux dernières décennies de croissance ont créé des « poches » de développement, et non pas un développement généralisé. Aujourd’hui, à peine 60% des Indiens du Bihar savent lire et écrire, comparativement à 90% dans le Kerala.

L’Inde a connu des taux de croissance impressionnants dans les années 2000, jusqu’au récent ralentissement. Mais il s’agit jusqu’ici d’une croissance élitiste, concentrée dans les hautes technologies, l’informatique et la sous-traitance internationale dans le domaine des services [7]. Pendant que la Chine devenait « l’usine du monde », l’Inde aspirait à devenir le « bureau du monde ». La création d’emplois en masse se fait toujours attendre en Inde.

Or, pour les millions de paysans non qualifiés du Bihar, du Rajasthan ou de l’Uttar Pradesh, il n’y a pas d’opportunités de travail dans les laboratoires pharmaceutiques, les pôles informatiques et les centres d’appel de Bangalore ou de Mumbai. Il n’y a pas non plus un flot d’emplois disponibles dans le secteur industriel, ce dernier ne représentant que 26% du PIB indien (47% en Chine) selon la Banque mondiale. Et compte tenu des faibles salaires offerts au Vietnam ou en Thaïlande, on voit mal l’Inde rivaliser avec ces pays pour devenir le futur centre manufacturier de la planète.

Dans ce contexte, le développement du secteur industriel en Inde devra se réaliser dans des stades plus avancés de la chaine de la valeur. La main d’œuvre indienne devra être suffisamment instruite pour combler des emplois techniques qui demandent un minimum de qualifications, d’où l’importance de l’éducation et de la formation professionnelle.

Le plus récent plan quinquennal de l’Inde (2012-2017) mise sur une croissance d’au moins 8,4% pour les prochaines années [8]. Une telle performance est nécessaire pour procurer des emplois à la population et générer des revenus dans les coffres de l’État. Mais sans une population instruite et « employable », on aura du mal à y parvenir. Le grand chantier de l’éducation devra donc s’accélérer pour combler le retard accumulé.

Crédits photo : Émilie Vachon.


[1Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), 2011. Études économiques : Inde, Paris : OCDE.

[2Radhakrishna, R. et S. Ray (dir.), 2005. Handbook of poverty in India : perspectives, policies, and programmes, New Delhi : Oxford University Press.

[3Govinda, R. et M. Bandyopadhyay, 2008. Access to Elementary Education in India : Country Analytical Review, New Delhi : NUEPA.

[4Buisson, A., 2009. Alphabétisation et éducation en Inde - L’exemple du Kérala, Paris : Harmattan.

[5Govinda, R., 2011. Who goes to School ? Exploring Exclusion in Indian Education, New Delhi : Oxford University Press.

[6Sedwal, M. et S. Kamat, 2008. "Education and Social Equity : With a Special Focus on Scheduled Castes and Scheduled Tribes in Elementary Education", Research Monograph 19, New Delhi : NUEPA.

[7Lemoine, F. et D. Ünal-Kesenci. 2007. « China and India in international trade : from laggards to leaders ? », CEPII Working Paper, no.2007-19.

[8Planning Commission, Government of India. 2012. Twelfth Five Year Plan (2012–2017). Faster, More Inclusive and Sustainable Growth, New Delhi.

Candidat à la maîtrise en études internationales à l'Université de Montréal.

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