Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

Le Parti Communiste Japonais et l’alternative progressiste, entre rôle de moteur et position d’obstacle

lundi 15 janvier 2024, par Wladimyr Malyk

Alors qu’une recomposition politique se prépare, il est difficile de savoir où se dirige le Japon. Pour que la voie sociale-progressiste l’emporte, l’état de faiblesse des partis héritiers du Parti Démocrate, parti de gauche qui a connu trois difficiles années au gouvernement de 2009 à 2012, rend inévitable une alliance des partis de gauche et de centre-gauche. Le Parti Communiste Japonais (PCJ), en tant que moteur primordial de celle-ci mais aussi en tant qu’un de ses obstacles, en tient les clés. Coup d’œil sur les enjeux électoraux et idéologiques autour du PCJ et leurs plus larges implications.

Le mouvement contre la loi d’autodéfense collective et l’appel du PCJ

En septembre 2015, le Premier Ministre Abe Shinzô fait voter la loi d’autodéfense collective portant sur les Forces d’Auto-Défense (FAD, l’armée japonaise). Celle-ci élargit le champ d’action des FAD, et est considérée comme allant à l’encontre de l’article 9 de la Constitution, profondément pacifiste [1]. Cette législation provoque alors un large mouvement social, particulièrement investi par le monde étudiant [2].

C’est après le vote de la loi le 19 septembre que le PCJ et son dirigeant, Shii Kazuo, créent la surprise en publiant un « Appel pour la mise en place d’un “gouvernement national qui abolisse les lois bellicistes” » [3]. Concrètement, « partis, organisations et individus en faveur de l’abolition des lois bellicistes » sont appelés « à travailler à la mise en place d’un gouvernement de coalition nationale ». Il aurait pour priorité de supprimer la nouvelle législation d’autodéfense, incluse dans les « lois bellicistes ». Une coopération électorale est particulièrement souhaitée, sous la forme de retraits mutuels de candidatures [4] [5].

Avancées et reculs de la coopération électorale

Cette coopération s’est concrétisée entre les élections sénatoriales de 2016 et législatives de 2021, approfondie grâce à deux autres acteurs. Le premier, l’Alliance Citoyenne (AC), constituée après septembre 2015 en rassemblant la multitude de groupes citoyens qui s’étaient formés au cours du mouvement social, et qui depuis se donne pour tâche de pousser à l’union des partis d’opposition en la coordonnant [6]. Puis, le Parti Constitutionnel Démocrate (PCD), fondé par Edano Yukio la veille des législatives de 2017 sur une ligne fondamentalement constitutionnaliste. Le lien noué entre les trois acteurs est tangible à travers les plateformes rédigées par l’AC et signées par le PCJ et le PCD, tant pour les législatives de 2017 que de 2021. Elles appellent à démanteler l’héritage sécuritaire, social et économique d’Abe Shinzô [7].

Signataires de la plateforme du Shimin Rengô, 8 septembre 2021, https://www.sankei.com/article/20231027-7AVCQWDFRFNITAQF7CAR7EOAKQ/ page consultée le 15 décembre)

Pour quels résultats ? De réels bénéfices sont à constater dans 11 circonscriptions uninominales à un siège sur 32 lors des sénatoriales de 2016, tout comme dans 25 circonscriptions uninominales remportées en 2021 par le PCD grâce à l’absence de candidature communiste en face de lui. L’alliance fonctionne donc, mais profite davantage au centre-gauche, sans immédiatement engranger les résultats escomptés. Les partis progressistes perdent en effet plusieurs sièges en 2021, dont 2 au détriment du PCJ, qui passe ainsi, entre 2015 et aujourd’hui, de 21 à 10 sièges. La coopération électorale ne lui apporte donc aucun avantage tangible depuis son lancement [8].

À travers différentes déclarations publiques, Izumi Kenta, le successeur d’Edano, s’est depuis montré opposé à poursuivre l’alliance [9] [10]. Qu’est-ce qui peut ainsi l’empêcher de vouloir coopérer avec le PCJ, dont le cœur électoral a permis à son parti d’obtenir des dizaines de sièges ? Le fait que la principale centrale syndicale du pays, la Confédération des syndicats ouvriers du Japon, soutien logistique majeur du PCD et de tradition anticommuniste, mette un point d’honneur à s’opposer à cela y contribue [11]. Au-delà, ce sont aussi des éléments constitutifs de l’identité du PCJ qui sont en cause.

Rencontre entre Izumi Kenta (PCD, à gauche) et Shii Kazuo (PCJ, à droite) », avec comme légende « Rencontre entre Izumi Kenta (PCD, à gauche) et Shii Kazuo (PCJ, à droite), The Sankei Shinbun https://www.sankei.com/article/20231027-7AVCQWDFRFNITAQF7CAR7EOAKQ/, page consultée le 13 décembre

Le problème de l’identité partisane du PCJ

Le PCJ continue de défendre un programme politique similaire à celui qu’il portait dans les années 1920, en ce qu’il promeut une révolution en deux étapes [12]. La première serait notamment celle dite « démocratique », avec pour principal ennemi l’impérialisme étasunien, qui ferait du Japon un État-client. La priorité absolue du PCJ demeure ainsi, en 2024, l’abolition du traité de sécurité nippo-américain [13]. Le PCD, pour sa part, défend une diplomatie centrée sur une « relation nippo-américaine saine » [14].

Le PCJ ne fait certes pas de la rupture de celle-ci une condition sine qua non pour coopérer et appelle plutôt à un statu quo, mais cette situation génère pour le PCD des doutes sur sa capacité à être un partenaire fiable de coalition. De plus se poserait la question de la réaction des États-Unis face à un gouvernement qui serait soutenu par un tel allié [15].

Pour qu’elle réussisse, l’alliance pose donc pour le PCJ la question fondamentale de son identité politique. Abandonner sa ligne anti-impérialiste pour donner une chance à une alternative sociale-progressiste, au risque de renier son identité ? Ou bien maintenir sa position en espérant qu’elle progresse et ne constitue plus un obstacle, au risque de rester seul et de décliner électoralement entre-temps ?

Une telle discussion est généralement réglée démocratiquement en interne. Or, le PCJ maintient toujours un système de centralisme démocratique [16] qui, de facto, ferme toute discussion ouverte et empêche le débat de se tenir sereinement. Ce problème a été mis en lumière par le cas de Matsutake Nobuyuki, un ancien membre de la direction, exclu en février 2023 pour avoir remis en cause ce fonctionnement. Dans un édito du Asahi Shinbun, cette expulsion a été perçue comme alarmante, mais représentative de l’état actuel du PCJ [17]. Cette situation le bloque dans sa capacité de renouvellement et de revitalisation, générationnelle comme intellectuelle, l’empêchant d’ouvrir plus grand ses portes aux forces vives du pays au-delà des partis progressistes. C’est pourtant ce dont il aurait urgemment besoin face au vieillissement de son réseau militant et de son électorat [18].

Matsutake Nobuyuki, Asahi Shinbun https://www.asahi.com/articles/DA3S15550073.html, page consultée le 15 décembre 2023

Quoi que décide le PCJ dans les prochaines années, il ne peut faire l’économie d’un débat franc et transparent pour que la voie choisie soit légitime. La formule qu’il trouvera alors, entre désir d’un gouvernement alternatif et devoir de revitalisation partisane, déterminera pour partie l’avènement ou non du gouvernement progressiste et social qu’il appelle de ses vœux.


[1« Aspirant sincèrement à une paix internationale fondée sur la justice et l’ordre, le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation, ainsi qu’à la menace ou à l’usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux
Pour atteindre le but fixé au paragraphe précédent, il ne sera jamais maintenu de forces terrestres, navales et aériennes, ou autre potentiel de guerre. Le droit de belligérance de l’État ne sera pas reconnu. ».
Constitution du Japon, 1946. En ligne : https://mjp.univ-perp.fr/constit/jp1946.htm#1 (page consultée le 12 décembre).

[2Gonon, Anne et Galan, Christian, 2021. Occupy Tôkyô – SEALDs, le mouvement oublié. Lormont, Le Bord de l’Eau.

[3Shii Kazuo, 2015. « ‘Sensô-hô (Anpo hôsei) haishi no Kokumin Rengô seifu’ no jitsugen wo yobikakemasu » in Akahata, éd. du 20 septembre. En ligne : https://www.jcp.or.jp/akahata/aik15/2015-09-20/2015092001_01_01_1.html (page consultée le 14 décembre 2023).

[4Shii Kazuo, « ‘Sensô-hô (Anpo hôsei) haishi no Kokumin Rengô seifu’ no jitsugen wo yobikakemasu ».

[5Le système électoral japonais, pour partie uninominal à un tour, impose d’arriver en tête dans des circonscriptions de petite taille, ainsi le retrait de candidatures d’alliés est un moyen privilégié de l’emporter pour un camp politique donné. En l’absence de coopération, ce système pénalise particulièrement les petits partis comme le PCJ.

[6Murakami, Ryota, 2018. « Dernière nouvelles politiques du Japon – Les mouvements citoyens et la politique des partis », in Les Temps Modernes 699(3) : 90-91.

[7Anpo hôsei no haishi to rikken shugi no kaifuku wo motomeru shimin rengô (Alliance citoyenne pour l’abolition des lois sécuritaires et la restauration du constitutionnalisme), Edano, Yukio, Shii, Kazuo, Fukushima, Mizuho et Yamamoto, Tarô, 2021. « Shûgiin senkyo ni okeru yatô kyôtsû seisaku no teigen – Inochi wo mamoru tame ni seiji no tenkan he » (« Proposition programmatique commune de l’opposition pour les élections législatives – Vers une politique qui prenne soin de la vie »), 8 septembre 2021. En ligne : https://shiminrengo.com/wp/wp-content/uploads/2021/09/c60e8e40b9bc4435856d3721bbd7b806.pdf (page consultée le 13 décembre 2023).

[8Nakakita, Kôji, 2022. Nihon Kyôsantô – « Kakumei » wo yume mita hyaku nen [Le Parti Communiste Japonais – 100 ans à rêver de « révolution »]. Tôkyô : Chûkô Shinshô, 384-86.

[9The Sankei Shinbun, 2023. « Kyôsan to no kenkai ni sôi, Rikken · Izumi “Misurîdo” to kugen mo » (« Izumi du PCD se plaint du “malentendu” après l’entretien avec le PCJ »), in The Sankei Shinbun, éd. du 27 octobre. En ligne : https://www.sankei.com/article/20231027-7AVCQWDFRFNITAQF7CAR7EOAKQ/ (page consultée le 13 décembre 2023).

[10NHK, 2023. « ‘Ishin Kokumin nado to shin seiken mezasu’ Ritsumin Izumi daihyô seisaku kadai jitsugen he » (Le chef du PCD, Izumi, dit vouloir « atteindre un nouveau gouvernement avec le Parti de la Restauration et le Parti Démocratique du Peuple »), in NHK, éd. du 21 décembre. En ligne : https://www3.nhk.or.jp/news/html/20231221/k10014294831000.html (page consultée le 8 janvier 2024).

[11Morita, Ayumi et Takahashi, Michi, 2023. « Seiken to renkei ? Yatô kesshû wa ? Dô suru Rengô » (« Collaborer avec le gouvernement ? Rassemblement de l’opposition ? Que va faire Rengô ? »), in NHK, éd. du 6 octobre 2023. En ligne : https://www.nhk.or.jp/politics/articles/feature/102667.html (page consultée le 12 décembre 2023)

[12La priorité absolue du PCJ était alors l’abolition du système impérial, dans son programme de 1927.
Hoston, Germaine A., 1986. Marxism and the Crisis of Development in Prewar Japan. Princeton : Princeton University Press, 65-8.

[13Parti Communiste Japonais, 2020. « Nihon Kyôsantô Kôryô » (« Programme du Parti Communiste Japonais »), in Japanese Communist Party, éd. du 18 janvier. En ligne : https://www.jcp.or.jp/web_jcp/html/Koryo/ (page consultée le 12 décembre 2023).

[14Nakakita, Kôji, 2021. « Yatô kyôtô he no michi : Rengô seiken to senkyo kyôryoku wo meguru Nihon Kyôsantô no mosaku » [« Le chemin vers la lutte unie de l’opposition – Le Parti Communiste Japonais et la recherche d’un gouvernement alternatif et de la coopération électorale »], in Ôhara Shakai Mondai Kenkyûjo Zasshi (Journal de l’Institut Ôhara de Recherches sur les Sciences Sociales) 753 : 62.

[15Nakakita, Nihon Kyôsantô, 366-77.

[16Un système privilégié dans les partis communistes du temps de l’URSS, suivant lequel il ne peut y avoir débat que lors des congrès, mais avec interdiction de la constitution de tendances et de factions internes, limitant ainsi l’émergence de réelles propositions alternatives. En dehors des congrès, un respect absolu des décisions prises lors de ceux-ci est requis.

[17Asahi Shinbun, 2023. « (Shasetsu) Kyôsantô-in no jomei Kokumin tôzakeru iron fûji » (Édito – Expulsion d’un membre du Parti Communiste – La dissidence écrasée, le peuple mis à distance), in Asahi Shinbun, éd. du 8 février. En ligne : https://www.asahi.com/articles/DA3S15550073.html (page consultée le 15 décembre 2023).

[18Nakakita, Nihon Kyôsantô, 389-99.

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