Les élections générales de 2010 marquent une cassure radicale avec cinquante années de gouvernement militaire, plaçant pour la première fois depuis 1962 un gouvernement élu aux rênes de l’État. De leur côté, les élections de 2015 soufflent un vent d’espoir sur un grand nombre de gens, minorités ethniques et religieuses incluses : la victoire d’Aung San Suu Kyi et de sa Ligue nationale pour la démocratie (LND) paraît alors miraculeuse. Avec l’arrivée de la Dame de Yangon à la tête du pays, on espère que les exactions commises quotidiennement par la Tatmadaw (forces armées birmanes) sur la population cessent et que les arrestations arbitraires et politiques deviennent les reliques d’un passé douloureux bientôt lointain. La présence d’une dirigeante à la tête du pays inspire des milliers de femmes, et les groupes ethniques minoritaires s’organisent autour d’une panoplie de petits partis politiques.
Même chez les Rohingyas, minorité musulmane apatride (donc privée de vote), « l’euphorie régnait. Nous espérions non seulement un nouveau départ pour le pays, mais aussi la fin de la répression envers nous », se remémore amèrement un activiste rohingya [3]. Or, la place occupée par les musulmans dans la société myanmaraise, et tout particulièrement les Rohingyas, reste problématique. Comme en 2015, les candidats musulmans se retrouvent aujourd’hui barrés des listes de candidats [4]. Une discrimination qui se retrouve jusque dans l’application mobile mVoter, destinée à renseigner les électeurs. En cataloguant l’appartenance ethnique et religieuse de tous les candidats, et en remplaçant le terme « Rohingya » par « Bengali », cette initiative soutenue par des partenaires internationaux facilite la discrimination et l’exclusion [5].
De plus, malgré la vaste campagne de nettoyage ethnique menée contre les Rohingyas, qui a culminé en 2017 avec la fuite de 740,000 personnes vers le Bangladesh, la majorité ethnique bamare continue de soutenir la LDN. Tandis que la communauté internationale prend ses distances avec Aung San Suu Kyi, qui a nié le caractère génocidaire des exactions jusque devant la Cour pénale internationale, plusieurs font preuve d’un soutien quasi-indéfectible envers celle qui est passée, dans les conversations quotidiennes, du statut de « Daw Suu » (tante Suu) à celui de « Eme Suu » (mère Suu) [6] [7].
La situation diffère pour les autres principales minorités ethniques du pays, soit les Chin, Kachin, Kayin, Kayah, Mon, Rakhine, et Shan. Malgré des contextes particuliers, elles font face à des défis communs en termes de représentation politique. Sur les quelques 90 partis qui les représentaient en 2015, seulement deux ont réussi à faire élire plus de 5 candidats. La fragmentation et la division du vote, tout comme une faible institutionnalisation des partis et une limitation de leur capacité à s’établir comme représentatifs des communautés, sont évoquées comme des facteurs expliquant cette faible représentation [8]. Reste que le scrutin à venir pourrait nous réserver des surprises, notamment suite à différentes annonces de fusion de partis et d’ententes de non-compétition, visant à contrer les effets de la division du vote sur la représentation des minorités ethniques [9]. Tandis que la LND domine les sondages dans les régions bamares, elle pourrait perdre des plumes dans les sept États dits ethniques.
- Grotte Mahar Sadan, Hpa-An, État Kayin. Source : Jean François Rancourt.
Si les minorités ethniques et religieuses sont souvent exclues du processus électoral, elles ne sont pas les seules laissées pour compte. Malgré la présence d’Aung San Suu Kyi à la tête de l’État, le rôle politique des femmes reste encore limité, bien qu’elles comptent pour 51% de la population et du bassin électoral national. « Lors de l’élection de 2015, 13% des 6200 candidats étaient des femmes, tandis qu’en 2020 ce taux ne s’élève qu’à 15,6%, avec plus de 7000 candidats » [10]. Les facteurs expliquant la faiblesse de ces nombres sont multiples : absence de mécanismes de quota de représentation, difficultés à jongler entre vie familiale et vie parlementaire, pressions économiques, mais aussi normes culturelles. Dans un pays où une forme conservatrice de bouddhisme theravada règne sur presque 90% des consciences, « les normes culturelles assignent un statut plus prestigieux aux hommes qu’aux femmes, et peuvent agir comme barrières à la participation des femmes dans la vie publique » [11]. Comme quoi la présence d’une femme à la tête de l’État est peut-être un fait conjoncturel plutôt qu’une avancée progressiste.
- Myitsone (naissance de l’Irrawaddy), État Kachin. Source : Jean-François Rancourt.
En effet, le soutien populaire dont bénéficie la Chancelière n’est pas issu d’une forme quelconque de pensée féministe. Fille adulée du Général Aung San, leader nationaliste érigé en martyr, il n’est pas rare d’entendre qu’on la soutient « parce qu’elle ne se trompe jamais » [12]. Un culte de la personnalité basé sur l’hérédité semble ici à l’action, les portraits de la Dame et de son père se retrouvant placardés sur les murs aux quatre coins du pays. Des sondages réalisés en 2015 révèlent ainsi que la plupart des électeurs ruraux voteraient pour la LND parce qu’elle est dirigée par leur figure maternelle [13], une perspective traditionaliste bien éloignée des luttes pour l’émancipation des femmes.
Au final, quel portrait risque de se dessiner pour tous ces groupes ? Pour les communautés musulmanes et surtout rohingyas, la situation reste catastrophique. Tout indique que le scrutin du 8 novembre prochain ne leur rendra pas leur dignité au sein du Myanmar. Au regard des autres groupes ethniques minoritaires, les nouvelles stratégies électorales pourront peut-être mener à d’importants gains. Advenant une victoire écrasante de la LND en régions bamares et un effacement de l’USDP, en perte de popularité un peu partout au pays, la balance du pouvoir pourrait aller à une coalition de partis ethniques. Toutefois, nous ne devons pas nous attendre à la parité des genres au sein de cette nouvelle cohorte de députés, la représentation des femmes dans l’univers politique myanmarais étant encore marginale.
Légende la photo de couverture : Hakha, capitale de l’État Chin. Source : Jean-François Rancourt.