Malgré les débats qui entourent sa définition chez les experts [4], le panasiatisme est généralement défini comme un ensemble d’idées, voire une forme de rhétorique, cherchant à promouvoir l’unité ou la solidarité régionale face à l’hégémonie occidentale et à la colonisation du continent [5]. Il présume l’existence d’une communauté régionale basée sur des critères culturels, linguistiques, religieux, ethniques ou politiques qui varient en fonction des individus qui le prônent.
- Cette caricature sur le panasiatisme publiée dans le Washington Post en 1905 reflète bien la peur du péril jaune en Occident. Crédits : Japan Focus http://www.japanfocus.org/-Sven-Saaler/3519.
Le panasiatisme naît d’abord au Japon durant l’ère Meiji (1868-1912) en opposition à la politique étrangère menée par le gouvernement japonais qui, selon ses détracteurs, favorise ses relations avec l’Occident au détriment de ses voisins. Les promoteurs du panasiatisme, pour la plupart des figures intellectuelles et politiques isolées et marginales, cherchent à consolider une unité asiatique afin de lutter contre le « péril blanc » [6] qui affecterait l’Asie depuis les Guerres de l’Opium en Chine (1839-1842 et 1856-1860) et de redonner « l’Asie aux Asiatiques ». Par exemple, Tarui Tōkichi (1850-1922), un politicien japonais, prônait dans les années 1880 l’établissement d’une fédération asiatique regroupant le Japon, la Chine et la Corée, afin d’expulser les Occidentaux de la région et de défendre la « race jaune » [7]. D’autres penseurs, tel l’historien de l’art Okakura Tenshin (1862-1913), cherchaient à rassembler tous les peuples de l’Asie dans l’objectif de « raviver la civilisation asiatique » [8] qui aurait connu un déclin après la venue des Européens.
- Okakura Tenshin (1862-1913). Crédits : Wikimedia Commons. En ligne. http://commons.wikimedia.org/wiki/File%3AOkakura_Tenshin.jpg (page consultée le 3 novembre 2014).
Il faudra cependant attendre la victoire du Japon contre la Russie en 1905 pour que le panasiatisme gagne une certaine popularité non seulement en Asie orientale, mais jusqu’en Asie du Sud et au Moyen-Orient [9]. Il demeure toutefois marginal. Les panasiatistes non-japonais, composés majoritairement de nationalistes, perçoivent le panasiatisme comme une solution à la domination des nations occidentales en Asie. Parmi ceux-ci, on retrouve le nationaliste révolutionnaire indien Taraknath Das (1884-1958), qui militait dans les années 1910-1920 pour l’indépendance de l’Inde et travaillait à établir une concertation asiatique afin de promouvoir une « Asie aux Asiatiques » [10] sous un leadership japonais. Sun Yat-sen, le père de la République de Chine, soutenait lui aussi des idées panasiatiques, par exemple lors de son discours à Kobe en 1924, afin de lutter contre l’impérialisme occidental [11].
- Tarakanth Das (1884-1958). Crédits : University of Washington. En ligne. http://www.lib.washington.edu/exhibits/southAsianStudents/das.html (page consultée le 3 novembre 2014).
Même s’il existe des nuances dans la pensée et le discours des panasiatistes, il reste que le raisonnement de fond et les axiomes sont les mêmes : il existerait une communauté asiatique dont les membres (peuples ou nations) partagent plusieurs caractéristiques qui traduisent une certaine homogénéité régionale ; cette communauté serait en danger ; la solution se trouverait dans l’unité des nations asiatiques. Ainsi, le panasiatisme assume l’existence d’une entité géopolitique et culturelle nommée « Asie », une conception de la région dont l’origine est par ailleurs étrangère [12] mais qui parvient à s’implanter localement, notamment à travers la colonisation et la modernisation. L’hégémonie mondiale exercée par l’Occident sur le plan politique, économique, mais aussi culturel contribue à la reconnaissance de la validité des connaissances et des sciences occidentales. Il y a à l’époque une acceptation quasi-unanime chez les élites asiatiques de la nominalisation de la région sous le vocable « Asie », malgré sa définition ambigüe [13]. De ce fait, les promoteurs du panasiatisme récupèrent et s’approprient alors le terme « Asie », ce qui leur permet de légitimer leur projet.
- Sun Yat-sen (1866-1925). Crédits : The Famous People. En ligne. http://www.thefamouspeople.com/profiles/sun-yat-sen-71.php (page consultée le 3 novembre 2014).
Le panasiatisme n’est pas réductible à la lutte contre l’Occident. Il s’agit également d’une tentative de construction positive d’une identité régionale, d’en définir les limites géographiques, ethniques et culturelles. Pour ce faire, une opposition fondamentale entre les « valeurs », la culture ou les « fondements civilisationnels » de l’Asie et de l’Occident est certainement évoquée régulièrement, non seulement pour se distinguer de ce dernier, mais également afin de proposer des critères d’appartenance à la communauté asiatique – c’est notamment le cas d’Okakura Tenshin ainsi que de Sun Yat-sen. D’autres panasiatistes, influencés davantage par les théories raciales en vogue à l’époque, définissent l’identité asiatique autour de caractéristiques ethnoculturelles, tel le politicien et prince japonais Konoe Atsumaro (1863-1904) qui souhaitait former une alliance asiatique fondée sur la « race jaune » [14]. Il y a alors un effort de la part des panasiatistes de se réapproprier la définition de leur région. Les panasiatistes avaient pour défi de rassembler plusieurs nations partageant peu en commun sous un même grand projet. Leur conceptualisation de l’Asie devait alors impérativement être cohérente, malgré les disparités et les contradictions inhérentes au continent. Ainsi, les panasiatistes ont dû proposer une façon d’imaginer, pour reprendre l’expression de Benedict Anderson [15], une communauté asiatique. C’est de cette façon que les idées du panasiatisme ont marqué le début du régionalisme en Asie puisqu’il y a à cette époque, pour la première fois, une certaine conscience de la région parmi les élites asiatiques.
En somme, le régionalisme n’est pas réductible à l’intensification de la coopération politique ou économique entre les États d’une région donnée [16]. Bien au-delà de cela, c’est la perception qu’ont les gens de leur « région » qui est au cœur de ce processus. Le panasiatisme a été la première mouture d’un régionalisme asiatique, né de préoccupations politiques, sociales, économiques et culturelles partagées. Ce n’est donc ni la décolonisation, ni la Guerre froide qui ont marqué les débuts du régionalisme en Asie, que l’on peut faire remonter au 19ème siècle, ou du moins à un moment où certains Asiatiques voient dans l’unité régionale une solution à la menace posée par l’Occident. C’est également à ce moment qu’ils rencontrent l’Asie pour la première fois.
Légende (photo de couverture) : Carte de l’Asie en 1808.
Crédits (photo de couverture) : Japan Focus. En ligne. http://www.japanfocus.org/-Sven-Saaler/3519 (page consultée le 4 novembre 2014).