Lorsque le gouvernement japonais signe le Traité de coopération mutuelle et de sécurité entre les États-Unis et le Japon en 1960 [3], le pays est le théâtre de contestations importantes menées par des militants étudiants. La formation d’un mouvement mondial d’opposition à la Guerre du Vietnam encourage parallèlement les étudiants japonais à se mobiliser. Dans un tel contexte, à l’instar des mouvements des droits civiques aux États-Unis, on peut observer un mouvement de sensibilisation politique du public japonais au travers de la musique, le mouvement utagoé [4], qui passe avant tout par le chant et s’est propagé largement dans la société nipponne à l’époque.
- Anpo Protests. CC BY-NC-SA - Massachusetts Institute of Technology © 2012 Visualizing Cultures.
Censée mettre en valeur l’autonomie des participants au sein des organisations auxquelles ils appartenaient, cette pratique était toutefois ancrée dans un système plutôt autoritaire et hiérarchique. La majorité des leaders de ces mouvements provenaient de milieux intellectuels [5] et étaient de grands amateurs de musique classique. Le choix des chansons était limité aux préférences des élites intellectuelles [6]. La musique populaire comme le rock ou le jazz en était éliminée car considérée comme vulgaire et donc inappropriée à la sensibilisation du public [7]. Une telle posture des mouvements utagoé a contribué à les éloigner de plus en plus du public qu’ils cherchaient à rallier à leur cause, qui répondait beaucoup mieux à une musique plus légère et osait de fait de moins en moins fréquenter ces associations. À partir de la fin des années 1960, la politisation des jeunes japonais va décliner progressivement.
Par ailleurs, le clivage entre les différentes « sekutos » [8] auxquelles appartiennent les militants s’intensifie et engendre des conflits internes [9]. Certains dirigeants des sekutos les plus radicales, à caractère révolutionnaire, sont accusées de mener des purges auprès de leurs membres et finissent par subir la répression des forces de police japonaises [10]. Les mouvements étudiants opèrent de plus en plus en marge de la société japonaise. En réaction à l’ancrage de certains groupes dans le collectivisme autoritaire, des mouvements protestataires inspirés par la musique folk émergent dans les années 1970. Pour les musiciens folks, être à l’écart de la société était presque considéré comme une vertu. Cette vision a donné un fondement aux courants alternatifs ou underground, qui apparaissent dans les années suivantes, lorsque la chanteuse Maki Asakawa débute sa carrière.
Inspirée par Mahalia Jackson et Billie Holiday, Asakawa chante à l’époque le blues ou le gospel dans les bases militaires américaines et les cabarets. Ce penchant obstiné pour les chansons mélancoliques ne s’accorde guère à l’ambiance de ces lieux et est traité avec mépris par les clients. Cependant son talent vocal, ses attraits singuliers ainsi que le charme dégagé par ses performances attirent un certain public. C’est à partir de sa deuxième chanson, intitulée Kamome (La mouette) et écrite par le poète et cinéaste underground Shûji Terayama, qu’Asakawa commence à se tailler une place dans le monde musical. Le soutien de Terayama, considéré à l’époque comme la grande figure du monde underground, a contribué en bonne partie à la carrière de la chanteuse. Néanmoins, la popularité d’Asakawa n’est certainement pas uniquement due à la célébrité du dramaturge.
- Maki Asakawa. En ligne. http://www.neformat.com.ua/forum/jazz-blues/34177-asakawa-maki.html (page consultée le 22 janvier 2015).
Le style musical d’Asakawa est souvent décrit par les médias par des termes négatifs tels que « morne », « mélancolique » ou « triste » [11]. La chanson Kamome met par exemple en scène l’histoire d’un assassinat par amour [12]. Ses chansons sont pourtant très appréciées par les ex-militants étudiants de l’époque. De nombreux jeunes, démoralisés à la suite de l’échec de leurs mouvements, assistaient aux concerts de la chanteuse de blues. Chizuko Ueno, une sociologue et féministe qui a vécu cette époque, témoigne de l’abattement qu’elle éprouvait face au déclin des mouvements étudiants. Pour cette dernière, la musique sombre d’Asakawa était agréable à écouter [13]. La chanteuse ne chante pas afin de transmettre des messages particuliers à son audience, mais les laisse interpréter ses œuvres à leur gré. Elle se considère ainsi parfois comme une « femme de réconfort pour le public » [14], dont la majorité est composée d’anciens militants. La musique d’Asakawa, à travers son ton sombre et triste, sert en quelque sorte de baume à l’ennui, au chagrin voire à la douleur qui traversent beaucoup d’étudiants à l’époque [15].
La musique d’Asakawa est expressive, voire désinhibée. La chanteuse s’abandonne à son public, tout en représentant l’abattement et l’indignation de beaucoup de militants étudiants qui acceptent difficilement la défaite de leurs mouvements, dont ils se sentent responsables. L’œuvre de la chanteuse incarne bien l’ambiance d’hébétude issue de l’échec des mouvements étudiants de l’époque [16]. La morosité de la musique d’Asakawa faisait écho à l’état d’esprit de beaucoup d’anciens militants, qui reculaient devant le collectivisme autoritaire et qui avaient besoin de s’extraire de leur torpeur par le biais de la musique, mais en même temps ne croyaient plus dans la musique contestataire, tel le folk des années 1960.
Depuis lors, les chansons contestataires ou subversives n’ont plus vraiment percé au Japon et les amateurs de musique alternative préfèrent les morceaux similaires à l’œuvre d’Asakawa, « mélancoliques mais paisibles », plus sombres et moins explicitement engagés que ce que l’on peut observer dans les milieux militants en Occident. Ce penchant musical est finalement assez représentatif d’une certaine apathie observable aujourd’hui chez beaucoup de jeunes japonais.
Légende (photo de couverture) : La jeunesse japonaise des années 1960.
Crédits (photo de couverture) : Life Magazine. En ligne. http://rebloggy.com/post/life-magazine-japanese-youth-in-revolt-60s-japan-60s-japanese-youth-vintage-japa/44761642276 (page consultée le 22 janvier 2015).