Tout particulièrement, on assiste à la promulgation de plusieurs lois touchant la vie ouvrière. Par exemple, la Loi sur les contrats de travail, dont l’adoption en 2008 a été fortement médiatisée, oblige les employeurs à fournir un contrat en bonne et due forme à leurs employés et restreint le recours aux contrats temporaires. La même année, la Loi sur la promotion de l’emploi a rendu illégale la discrimination à l’embauche pour des raisons de race, de sexe et de religion. Pour sa part, la Loi sur la médiation et l’arbitrage des conflits de travail a établi la procédure officielle de résolution de conflits entre employés et employeurs [1]. Les travailleurs sont encouragés à recourir aux tribunaux pour récupérer des salaires impayés ou contester des licenciements.
La construction du droit chinois représente un changement majeur en Chine et répond à des besoins récents découlant de la libéralisation économique. Un premier besoin est celui de légiférer dans des domaines qui étaient autrefois dans les mains de l’État. Avant l’ouverture de 1978, c’était l’État – et non pas les forces du marché – qui déterminait l’organisation des emplois, le niveau des salaires et les conditions des ouvriers. L’État était pratiquement le seul employeur. Le système du « danwei » liait les travailleurs à des unités de travail et leur fournissait des services sociaux [2].
Un second besoin provient de la volonté du gouvernement de contenir l’agitation sociale, perçue comme une menace à la stabilité du régime. Les manifestations, les grèves, les suicides d’ouvriers, les incendies meurtriers dans les dortoirs et les scandales sur les mauvaises conditions incitent le gouvernement à élaborer un droit ouvrier afin d’encadrer le monde du travail, répondre au mécontentement des travailleurs et favoriser la résolution pacifique des conflits.
Ce nouveau corpus de lois n’est donc pas tant le fruit du militantisme ouvrier que de l’analyse que font les dirigeants de la situation sociale et des dangers qui menacent leur pouvoir. L’objectif des nouvelles lois est d’encourager les travailleurs à concentrer leurs récriminations vers leurs employeurs, plutôt que vers la société et le gouvernement [3]. En mettant en place des canaux d’expression du mécontentement populaire, le Parti communiste montre sa capacité d’adaptation et fait preuve d’une « intelligence de la survie », selon les termes du sinologue Jean-Philippe Béjà [4].
Sans minimiser l’importance de cette réglementation et tout en reconnaissant l’amélioration progressive des conditions de travail, on peut s’interroger sur les limites actuelles du droit chinois. D’abord, la proclamation de lois ne va pas nécessairement de pair avec leur application. Les administrations locales ferment souvent les yeux sur les normes du travail afin de maintenir l’intérêt des investisseurs, accumuler des impôts et rester compétitives face aux autres régions [5].
Ensuite, certaines catégories de travailleurs sont discriminées de facto en raison de leur statut [6]. C’est le cas des travailleurs migrants qui ne disposent pas du « hukou » urbain, c’est-à-dire le livret de résidence nécessaire pour s’établir en permanence dans les villes. Ces migrants ont peu accès au logement, à l’éducation, aux soins de santé et aux autres services sociaux. Ils occupent les emplois les plus dangereux et sont les premières victimes d’accidents et de décès liés au travail [7].
Surtout, la protection réelle des droits humains en Chine se heurte au régime autoritaire et à l’absence d’un véritable État de droit. Il n’y a toujours pas de système de justice indépendant. Les pouvoirs politiques et judiciaires restent intimement liés, comme en fait foi cette déclaration de la ministre de la Justice chinoise qui affirmait en 2008 que « le système juridique est déterminé par le système politique » et qu’il « sert à confirmer, préserver et promouvoir ce système politique » [8].
Le Parti communiste utilise le droit comme un instrument destiné à mettre en œuvre ses politiques, légitimer son autorité et assurer la survie du régime. Il s’agit d’un droit « stabilisateur », pour reprendre les mots des chercheurs Leïla Choukroune et Antoine Garapon. « L’essentiel est d’assurer la cohésion d’une institution, d’un ensemble d’hommes et non de garantir véritablement les droits individuels », écrivent-ils [9]. Les tribunaux n’appliquent pas la loi de manière juste et uniforme. Ils rendent plutôt des verdicts idéologiques et stratégiques qui visent à contrôler les tensions sociales et éviter tout débordement susceptible de menacer l’autorité du Parti ou le développement économique.
Pour les travailleurs chinois, l’un des principaux obstacles à l’avancement de leurs droits demeure l’absence de liberté d’association. Il n’y a qu’un seul syndicat autorisé, l’ACFTU, dont les représentants ne sont pas élus par les employés. Au sein des usines, des ouvriers revendiquent la tenue d’élection, mais les cas de réelle représentation démocratique demeurent rares. Lorsque les employés réussissent à se regrouper et à augmenter leur influence, ils sont souvent intimidés, congédiés ou arrêtés [10].
Ainsi, malgré des progrès en ce qui concerne l’exercice individuel par les travailleurs de leurs droits, on constate que l’exercice collectif des droits du travail reste très problématique en Chine [11]. Dans sa conception stratégique du droit, le Parti communiste considère qu’il est préférable d’autoriser les travailleurs à défendre leurs causes individuellement devant un juge, plutôt que de leur permettre d’exprimer d’une seule voix leurs doléances [12]. L’absence de liberté syndicale n’empêche pas les travailleurs de manifester et de déclencher des grèves, mais elle limite la possibilité de créer un mouvement cohérent et unifié à travers le pays.
En somme, les dirigeants chinois font la promotion de l’État de droit et en font une pierre d’assise de leur projet de « société harmonieuse », mais ils y accordent leur propre signification. Il s’agit d’un droit de compromis et de stratégie qui ne correspond pas à la définition d’un véritable État de droit libéral.