Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

La domination du livret scolaire au Japon

lundi 6 novembre 2023, par Marine Depléchin

Le livret scolaire (shidō yōroku) suit l’élève de l’école élémentaire jusqu’à la fin du lycée. L’établissement y consigne à l’intérieur les informations concernant le parcours, les résultats scolaires ou encore l’attitude des élèves. En usage depuis le début des années 1900, sa forme est depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale réglementée par le ministère de l’Éducation japonais, et est renouvelée environ tous les dix ans de manière concomitante à la révision des directives d’enseignement scolaire [1]. Aujourd’hui encore, le livret scolaire continue de faire couler de l’encre en se présentant comme un véritable outil de classement et de sélection des élèves au regard des modes et critères d’évaluation adoptés, qui engendrent de la compétition plus qu’ils ne servent aux apprentissages et au bien-être des élèves.

Le livret scolaire est, en 2019 [2], composé de cinq parties [3]. Une première est consacrée au dossier scolaire et aux informations administratives, une deuxième concerne les résultats par matière, avec une place particulière réservée à l’enseignement de la morale, à l’enseignement transversal et aux activités extracurriculaires au sein de l’école. Enfin, trois autres parties sont consacrées à l’évaluation du comportement, aux remarques éventuelles sur la scolarité en général, et au relevé des absences.

Dès le lendemain de la guerre, on lui reconnaît une double fonction : pédagogique, au service des enseignements en y consignant les progrès des élèves, et certificative, vis-à-vis de tierces parties (changement d’établissement en cours de scolarité, etc.). Cette seconde fonction est d’ailleurs aussitôt détournée pour servir d’outil de recrutement par les entreprises, voire d’outil de présentation dans le cadre du mariage, au détriment de sa fonction pédagogique [4]. Les dérives de cette fonction certificative, si elles ont pris d’autres formes, n’ont pour autant pas disparu aujourd’hui.

Ce livret scolaire est plus souvent connu sous sa forme chōsasho ou naishinsho, que l’on pourrait traduire par « rapport scolaire confidentiel ». « Confidentiel », car il n’a pas vocation à être communiqué aux familles. Pour autant, la forme du livret scolaire est souvent imitée pour l’élaboration des bulletins scolaires qui sont quant à eux transmis aux familles, qui ont donc plus ou moins connaissance de son contenu. Or, dans sa fonction certificative, c’est ce document qui sert, en s’ajoutant aux résultats aux concours d’entrée, à l’admission au lycée et à l’université (et dans une certaine mesure à l’admission au collège pour les établissements privés).

Dans les modes d’évaluation des compétences scolaires retenues, il donne lieu à une véritable compétition entre les élèves, et s’impose comme un outil de classement et de sélection. En effet, les positionnements des élèves dans chaque matière sont distribués de manière normative au sein de la cohorte, selon une courbe de Gauss [5] rigide à l’extrême. Sur une échelle de cinq degrés, on distribue ainsi 7% de positionnements « 5 » et « 1 », 24% de positionnements « 4 » et « 2 », et 38% de positionnements « 3 » [6].

Distribution normative des positionnements sur une échelle de cinq degrés dans une cohorte d’élèves (auteure).

Nombreux sont les chercheurs à dénoncer la fonction anti-éducative de cette évaluation, à l’instar du professeur Fujimoto Kazuhisa (Université Keiō). Ainsi, avant même que le cours n’ait débuté, cette répartition prédit une proportion de 31% d’élèves en bas de l’échelle de positionnements (positionnements « 1 » ou « 2 »), et donc en situation d’échec dans la compétition. De fait, ce positionnement ne reflète pas le niveau de maîtrise de la compétence évaluée, mais simplement le classement dans le groupe. Elle engendre une compétition effrénée entre les élèves puisque pour qu’un élève puisse augmenter d’un degré dans l’échelle de positionnements, un autre devra forcément descendre d’un degré [7]. On imagine dès lors la situation désavantageuse dans laquelle se retrouvent les élèves scolarisés dans un établissement ayant effectué une sélection à l’admission : le positionnement académique dépendra de la cohorte dans laquelle on aura effectué sa scolarité [8].

Extrait du livret scolaire en application au collège depuis 2019 (Ministère de l’Éducation japonais (consulté le 23 octobre 2023) https://www.mext.go.jp/b_menu/hakusho/nc/attach/1415204.htm)

On ne saurait par ailleurs oublier la partie du livret scolaire consacrée à l’évaluation du comportement des élèves [9], qui retient aujourd’hui dix critères : habitudes quotidiennes fondamentales, santé et amélioration de l’endurance physique, spontanéité et autonomie, sens des responsabilités, ingéniosité, considération et coopération, respect de la vie et amour de la nature, ardeur au travail et altruisme, sens de la justice et de l’impartialité, sens du service public et sens moral.

Les résultats de l’enquête ci-après réalisée auprès de 2970 lycéens en 2020 révèlent le poids que pèse ce livret scolaire dans la régulation des comportements, jusque dans les relations amicales.

Proportion d’élèves ayant agi en tenant compte du rapport scolaire confidentiel durant les années de collège (choix multiples) (Nakamura, Takayasu et Hayashikawa, Yūki, 2020. « Kōkō nyūshi ni okeru chōsasho no imi to kinō ni kansuru jisshōteki kenkyū (1) – “Nyūshi seido to gakkō seikatsu ni kansuru chōsa” no shiyō to kiso bunseki – [Étude empirique concernant la signification et la fonction du rapport scolaire confidentiel dans le cadre du concours d’entrée au lycée (1) – Méthode et analyse fondamentale de l’“enquête concernant le système de concours d’entrée et la vie à l’école” –] » in Tōkyō daigaku daigakuin kyōiku kenkyūka kiyō 60 : 373-382. Traduction de l’auteure.)

Si, depuis 2001, le ministère a demandé que cette évaluation gaussienne soit remplacée par une authentique évaluation des performances individuelles des élèves, la réalité montre que les responsables légaux encouragent encore cette forme d’évaluation qui permet de situer leur enfant dans la cohorte, et ainsi de mettre en place de meilleures stratégies pour la poursuite des études. La conséquence en est le développement d’une incroyable industrie parascolaire, tant sur le plan éditorial par la production, par exemple, d’une littérature pléthorique sur la manière d’augmenter les points donnés par le rapport scolaire confidentiel, que sur le plan de l’ouverture d’une multitude de cours préparatoires à ces examens et de soutien scolaire.

Cette évaluation en courbe de Gauss assoit également les enseignants dans une position – selon les points de vue – confortable ou bien déresponsabilisante, puisque la réussite ou l’échec de l’élève ne dépend plus de leur enseignement ; l’élève ne peut quant à lui s’en prendre qu’à son manque d’efforts pour justifier son positionnement. La dimension formative de l’évaluation est donc absente de ce livret scolaire, alors que l’un des principes mêmes de l’évaluation, telle qu’elle fut théorisée par Ralph W. Tyler [10] et importée en ce sens au Japon, est d’apporter un retour à l’enseignant sur ses pratiques afin de lui permettre d’adapter son enseignement. À moins que l’on ne puisse y voir un autre moyen de la part du ministère de l’Éducation de contrôler un peu plus les enseignants, en s’assurant du respect du principe d’égalitarisme jusque dans la distribution des positionnements. C’est d’ailleurs déjà le cas par le double processus de validation et de sélection des manuels scolaires qui est imposé aux enseignants [11]. Les élèves seraient-ils réellement les seules victimes de ce livret scolaire ?


[1L’équivalent des programmes scolaires.

[2Date de sa dernière révision par le ministère de l’Éducation japonais, en application aujourd’hui dans les établissements scolaires.

[3Monbukagakushō [Ministère de l’Éducation], Shotō chūtō kyōiku kyoku [Département de l’enseignement primaire et secondaire], Kyōiku kateika [Division des programmes scolaires], 29 mars 2019. Shōgakkō, chūgakkō, kōtōgakkō oyobi tokubetsu shien gakkō nado ni okeru jidō seito no gakushū hyōka oyobi shidō yōroku no kaizen nado ni tsuite (tsuchi) [Concernant les améliorations apportées à l’évaluation des apprentissages scolaires et du livret scolaire des élèves de primaire, collège, lycée et des écoles spécialisées (notification)]. En ligne. https://www.mext.go.jp/b_menu/hakusho/nc/1415169.htm (page consultée le 1er octobre 2023).

[4Takaura, Katsuyoshi, 2011. Shidō yōroku no ayumi to kyōiku hyōka [L’évolution du livret scolaire et l’évaluation scolaire]. Nagoya : Reimei shobō, 187-15.

[5Cette courbe est caractérisée par sa forme en cloche, car les valeurs sont distribuées de manière symétrique de chaque côté du pic concentré autour de la moyenne.

[6Tanaka, Kōji (dir.), 2021. Yoku wakaru kyōiku hyōka (dai 3 ban) [Comprendre l’évaluation pédagogique (3ème éd.)], Kyōto : Minerva shobō, 2021-18.

[7Oda, Tomohiro, Kokubu, Kazuya et Fujimoto, Kazuhisa, 2023. Tsūchihyō o yameta. Chigasaki shiritsu Kagawa shōgakkō no sennichi [Fin des bulletins de notes. Les 1000 jours de l’école élémentaire municipale Chigasaki de Kagawa]. Saitama : Nippon hyōjun.

[8Takaura, Shidō yōroku no ayumi to kyōiku hyōka [L’évolution du livret scolaire et l’évaluation pédagogique], 19.

[9À la différence des matières qui font l’objet d’une évaluation par positionnements, le comportement est évalué au moyen d’une évaluation binaire du type « oui/non ».

[10Tyler, Ralph W., 1949. Basic principles of curriculum and instruction, Chicago : The University of Chicago Press.

[11Galan, Christian, Cadot, Yves et Henninger, Aline, 2023. Loyauté et patriotisme (le retour) – Éducation et néo-conservatisme dans le Japon du XXIe siècle, Rennes : PUR.

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