Le même mois, une capsule vidéo diffusée par WSJ Live, l’édition numérique du Wall Street Journal, cherchait à expliquer « How “Gangnam Style” Went Viral » [3]. Une entrevue entre une journaliste en poste aux États-Unis et un correspondant basé à Séoul qui décrivait le contexte anthropologique spécifique de la production de la vidéo devait permettre de mieux comprendre la soudaine popularité de la vidéo.
- Capture d’écran de l’entrevue "How ’Gangnam Style’ Went Viral" de WSJ Live. Crédits : WSJ Live.
Cette conversation inconfortable a duré plus de 5 minutes, par le biais d’une connexion vidéo irrégulière, reflète une interprétation déformée non seulement de la « culture coréenne » dans son ensemble, mais également de son environnement médiatique. Elle traduit de surcroît une certaine anxiété géopolitique face à la portée du pouvoir d’attraction d’un produit culturel. Pour conclure l’entrevue, les journalistes attribuent les raisons de la popularité de la vidéo à sa chorégraphie humoristique et à son rythme pop générique, passant ainsi d’une interprétation initiale liée à la spécificité culturelle coréenne à un constat sur les caractéristiques supposément universelles de la musique pop commerciale au 21ème siècle.
Une perspective universaliste similaire sous-tend l’acclamation exagérée de la vidéo faite par des sites tels Gawker.com, qui énonçaient la possibilité que « Gangnam Style » puisse être consacrée « meilleure vidéo de l’année » [4]. Les réactions à la vidéo de Psy et à la Kpop en général peuvent être pour la plupart résumées par cette ambivalence – le constat d’une supposée transparence de la culture consumériste mondiale, considérée comme superficielle et homogénéisante malgré sa capacité à induire une réaction immédiate, et une fascination pour l’attrait énigmatique et exotique de la Kpop, qui provoque une consommation numérique incontrôlable (tel que le démontre le nombre de vues de la vidéo de Psy sur Youtube, qui se chiffre en milliards).
- Le nombre de vues des vidéos de Psy atteint le milliard. Crédits : Spin Magazine.
Les vidéos de réaction, un nouveau genre numérique
Bien qu’on puisse probablement considérer être passé à une période post-Psy, le genre musical appelé Kpop a établi une présence visible sur le web, non seulement en tant que produit commercial, mais également comme le reflet d’une culture vidéo participative, riche et complexe, avant tout axée sur la « réaction ». La Kpop est aujourd’hui un produit culturel populaire hautement profitable à l’échelle transnationale et un phénomène médiatique viral, particulièrement dans le contexte de la popularité explosive de « Gangnam Style », qui reste jusqu’à présent la vidéo la plus visionnée de tous les temps. Des vidéos Kpop circulent par le biais de plateformes comme Youtube, Tudou, Megavideo et Daily Motion ; ces plateformes hébergent à la fois des productions amateures et commerciales, rendant possible l’accès, non seulement à la Kpop en elle-même, mais également aux « vidéos de réaction », soit l’enregistrement vidéo fait par le public de ses réactions au visionnement d’une vidéo initiale, par le biais des mêmes interfaces. À partir de ces « vidéos de réaction », l’audience documente sa consommation de la Kpop. Cela suggère une capacité particulière de la vidéo Internet à susciter une réponse corporelle quasi-irrésistible chez son audience, une forme de persuasion immédiate, telle qu’elle se reflète dans la mise en scène des vidéos de réaction, qui intègrent leur réponse à une nouvelle projection à l’écran qui a pour effet de recentrer l’attention sur cette réaction plutôt que sur l’image initiale.
Une satire de la culture « nouveau riche »
- Le quartier de Gangnam, Séoul. Crédits : Baron Reznik -
CC BY-NC-SA 2.0. Source : https://www.flickr.com/photos/baronreznik/15239207559.
« Gangnam Style » peut être analysée de manière précise sous le prisme du contexte culturel sud-coréen [5] et, pour cette même raison, se révèle incompréhensible à partir du moment où elle en est extraite. La vidéo ridiculise la culture « nouveau riche » propre au quartier Gangnam de Séoul. Cette culture s’est développée suite aux politiques économiques néolibérales mises en place à la fin du 20ème siècle et au développement agressif de l’infrastructure corporative par le biais d’une campagne de mondialisation menée par l’État. « Gangnam Style » critique plusieurs aspects de la Séoul contemporaine : du mode de vie à l’hypersexualisation et à la superficialité de la célébrité, en passant par la fétichisation de la tradition. En tant que satire, la vidéo représente une critique de la Kpop. Toutefois, cette critique est souvent invisible au public qui n’est pas familier avec l’œuvre de Psy ou avec sa réputation de comédien rock et de parasite de l’industrie du divertissement en Corée du Sud. Des réactions filmées au visionnement de « Gangnam Style », comme celles compilées dans une vidéo intitulée « [Very Funny] PSY Gangnam Style Music Video Reaction Collection », montrent des gens en train de se tordre de rire ou bouche-bée, ce qui prouve que l’incompréhension peut être une source de plaisir dans la consommation [6].
- Capture d’écran d’un compilation de réactions à la vidéo "Gangnam Style". Source : En ligne. http://www.youtube.com/watch?v=GW7sP5OLWxE (page consultée le 5 mars 2015).
La culture vidéo Kpop met en lumière le potentiel « cosmopolitique » de la culture populaire, pour utiliser un terme développé par des théoriciens en sciences sociales et des spécialistes de la mondialisation économique et culturelle [7]. La cosmopolitique, plutôt que le cosmopolitisme, réfère à l’interdépendance constante entre le national et le global, et peut servir à mieux comprendre les objets et les pratiques qui ont mené à l’invention de la culture populaire globale ou au « cosmopolitisme pop ». Internet est présenté comme l’espace au sein duquel cette culture populaire globale prend racine, facilitée par les innovations technologiques qui transforment la vie quotidienne, les modes de subjectivité et les pratiques de communication. La consommation en apparence déterritorialisée, globale de la Kpop montre finalement à quel point elle est spécifique à son contexte d’origine, reflétant la nécessité de tenir compte de l’importance du contexte géopolitique et transculturel pour en comprendre l’influence subjective, et les effets de cette mobilité grandissante et de la portée des médias numériques à travers les frontières nationales et culturelles.
Traduit de l’anglais par Stéphanie Martel.
Légende (photo de couverture) : PSY en concert au Seoil College, Séoul, 2012.
Crédits (photo de couverture) : Republic of Korea, Korea.net. CC BY-SA 2.0.