Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

La nouvelle route de la soie à travers les yeux d’étudiants chinois

mardi 28 avril 2020, par Léa Gruyelle

En 2013, le président Xi Jinping annonçait un projet colossal : faire renaître la légendaire route de la soie qui reliait les empires romain et chinois par l’Asie centrale et la Mésopotamie. 一带一路, la Belt and Road Initiative (BRI) liera l’Asie, l’Afrique et l’Europe par des accords commerciaux et la construction massive d’infrastructures. Projet phare du développement chinois de ce siècle, la BRI est omniprésente dans les médias, les slogans dans les lieux publics et l’éducation. Le discours médiatique officiel dépeint un projet vertueux, ayant à cœur les intérêts communs des pays participants. Ce discours s’inscrit dans un récit historique montrant la nation chinoise qui emprunte une route de développement profondément différente des colonialismes et impérialismes des siècles précédents, dont elle fût victime. Il est donc compréhensible que les étudiants interviewés pour cette recherche, bien que restant très critiques quant aux possibles conséquences de la BRI, donnent de l’importance à ce discours de bonnes intentions distinguant la BRI de toute forme d’impérialisme lorsqu’ils se questionnent sur la légitimité du projet. Les opinions mentionnées dans cet article sont tirées d’interviews menées par l’auteur dans une université chinoise en mai 2019.

Les médias soulignent que la BRI n’est pas une stratégie pour atteindre l’hégémonie, mais une initiative proposant un nouvel ordre mondial [1] [2] basé sur la coopération [3] entre les pays selon leurs intérêts communs et promouvant la paix et le développement [4]. Dans un discours de 2013, Xi parle de reconstruire la route de la soie dans l’esprit de Zheng Qian, un envoyé de la dynastie Han dont les missions de « paix et d’amitié » en Asie centrale ont pavé la route qui lia l’Orient à l’Occident [5]. Le discours se concentre sur les intentions bienveillantes de la BRI [6] [7] [8], les valeurs d’inclusion et de non-interférence [9] dans la politique d’autres pays [10] [11], la différence fondamentale d’avec les projets impérialistes européens, américains ou japonais, du siècle précédent. Ce discours s’intègre parfaitement dans le récit national mis de l’avant par le gouvernement depuis la période de Réformes et Ouverture (改革开放) de Deng Xiaoping dans les années 1980 : la nation Chinoise, après un siècle d’humiliation commencé par les guerres de l’opium et achevé par la révolution de 1949, renaît, se développe, et s’ouvre sur le monde, prenant une route différente de celle de ses bourreaux, son ascension portée par le développement et la coopération économique des pays laissés pour compte au siècle précédent, dans le respect des intérêts de tous [12].

"Poursuivons l’esprit du 4 mai, réalisons le rêve de la renaissance nationale."
Photo prise sur le campus de l’université Shantou. Source : Léa Gruyelle

Cette vision et le discours sur la BRI font partie intégrante de l’éducation patriotique reçue par les jeunes Chinois [13] [14]. Il n’est ainsi pas étonnant que les étudiants interviewés aient été fortement exposés au discours sur la BRI. Tous les étudiants se rappellent avoir étudié la BRI à l’école, l’avoir vue à la télé, ou dans les slogans et affiches dans les lieux publics. La grande majorité des étudiants interviewés gardent un œil critique quant aux conséquences de la BRI sur le monde et sont très conscients de l’environnement médiatique chinois qui ne leur permet pas d’être aussi informés qu’ils le souhaiteraient : « Bien sûr, nous espérons que la Chine accomplira beaucoup, et je veux croire aux bons résultats de la BRI, si dans le futur, il ne sort pas de scandale qui contredise ce que nous savions jusqu’ici ». « Nos points de vue politiques sont très contrôlés par le gouvernement, nous pouvons lire ce que le gouvernement souhaite que nous lisions. » Cependant, « les jeunes ont un œil critique, nous ne nous contentons pas de croire, nous attendons que la situation se développe. » Les étudiants réfléchissent aux possibles conséquences négatives sur l’autonomie ou la culture d’autres pays. Toutefois, ils donnent beaucoup d’importance au discours de bonnes intentions décrit plus tôt. « Nous sommes devenus forts, maintenant, nous ne devrions pas seulement renforcer notre pays, mais aider nos voisins. » Ils mentionnent souvent l’importance du « bénéfice mutuel » (同赢) au cœur de la BRI : aider d’autres pays à se développer est une partie essentielle du développement de la Chine, qui a besoin d’ouvrir les marchés des pays voisins pour alimenter sa propre croissance. Beaucoup voient la BRI comme une initiative dont l’objectif est d’aider les pays voisins à se développer pour le bien réciproque du pays en question et de la Chine. Si en se développant, « on peut aider d’autres pays à se développer par la BRI, je serais très fière. »

Beaucoup insistent sur la différence d’intentions entre la BRI et l’impérialisme : « l’impérialisme, c’est l’invasion d’autres pays, l’appropriation de ressources (…) notre pays met en avant la coopération et le développement mutuel. » « Je pense que la plupart des intentions de la Chine sont bonnes, elles ne sont pas de voler, ou d’envahir. » « Personnellement, je ne pense pas que la Chine veuille contrôler d’autres pays. Elle cherche principalement le bénéfice mutuel et le développement pacifique. » « Pensez à l’histoire de la Chine (…) elle a souffert de l’impérialisme, elle ne se développera pas de manière impérialiste. » « La Chine sait ce que ça fait d’être oppressée et envahie, les Chinois ne veulent pas se voir devenir ce genre de personnes. » « Ce serait terrible si la Chine faisait comme l’Allemagne et le Japon, et manipulait la nation entière. »

Certains sont inquiets, d’autres convaincus, mais tous, sans exception considèrent qu’un projet de développement international similaire aux projets impérialistes serait inacceptable. Le discours mettant en avant les bonnes intentions de la Chine et la justification de la BRI en des termes s’accordant avec le discours historique présent tout au long du parcours scolaire des étudiants chinois ont donc une importance non-négligeable pour la construction de la légitimité du projet à leurs yeux.

Légende (photo de couverture) : "Forger un nouveau moteur de développement innovant et construire une plaque tournante sur la route de la soie maritime du 21e siècle." Photo prise dans un abribus dans la ville de Shantou, province du Guangdong. Source : Léa Gruyelle


[1Sidaway, James D. and Chih Yuan Woon, 2017. « Chinese narratives on "One Belt, One
Road" (一带一路) in geopolitical and imperial contexts » in The Professional
Geographer
69(4) : 591-603.

[2Li Xiangyang, directeur de l’Institut National de la Stratégie Internationale, au sein de l’Académie Chinoise des Sciences Sociales, cité dans :
Rolland, Nadège, 2017. China’s Eurasian Century ? Political and Strategic Implications of the
Belt and Road Initiative
. Seattle : National Bureau of Asian Research. 133.

[3Zhang, Yaojun, 2018. « 一带一路”实实在在共赢的国际合作,北京日报 » in Beijing Daily, éd. du 22 octobre.

[4Ling, Yongliang, 2019. « 一带一路”建设的综合效益及前景展望,当代世界 » in Dangdai Shijie, éd. du 27 février.

[5Xi, Jinping, 2013. « President Xi Jinping delivers speech at Nazarbayev University ». En ligne. https://www.youtube.com/watch?v=dHkNzMjEv0Y&t=747s

[6Shan, Tao, 2015. « 一带一路”的历史观、世界观与价值观 » in People’s Network, éd. du 23 juillet.

[7Xu, Qian, 2017. « 一带一路”倡议:一个发展中国家的大国担当 » in 新华 Xinhuanet.com, éd. du 3 juin.

[8Zhang, Jiadong, 2018. « 攻击“一带一路”凸显西方矛盾心态, 人民日报海外网 » in People’s Daily Overseas, éd. du 7 août.

[9State Council Information Office, 2011. China’s Peaceful Development White Paper. Beijing : State Council Information Office
En ligne. http://www.china.org.cn/government/whitepaper/node7126562.html
[cité dans Heath, Timothy, 2014– autorisation restreinte.].

[10Hughes, Christopher R., 2006. Chinese Nationalism in the Global Era. Londres : Routledge. 13.

[11Heath, Timothy R., 2014. China’s New Governing Paradigm. Political Renewal and the Pursuit of National Rejuvenation, Farnham : Ashgate. 123.

[12Cette vision est parfaitement illustrée par la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Pékin, souvent considérée comme la cérémonie d’entrée de la Chine sur la scène internationale. Cf : Callahan, William A., 2010. China, the Pessoptimist Nation, Oxford : University Press.

[13Heath, China’s New Governing Paradigm.

[14Hughes, Chinese Nationalism in the Global Era.

Léa est récemment diplômée d’une maîtrise en Sciences Politiques de l’Université McGill. Elle s’intéresse aux régimes politiques et au développement en Asie et Asie du Sud-Est. Elle s’est dernièrement concentrée dans ses recherches sur le rôle de projets de développement tels que la Nouvelle Route de la Soie pour la légitimité du régime politique chinois.

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.