Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

La Chine promeut-elle les régimes autoritaires ?

lundi 22 septembre 2014, par Mamoudou Gazibo, Olivier Mbabia

On a souvent associé les succès de la politique extérieure de la Chine au fait que ce pays se garde de subordonner sa coopération au principe de conditionnalité politique [1]. À l’inverse des pays occidentaux, la Chine n’exige pas de ses partenaires que leur régime politique soit démocratique ou qu’ils respectent les libertés civiles. Cela a-t-il pour autant comme effet de favoriser l’autoritarisme ?

Certains ont avancé le concept controversé de « rogue aid » pour décrire les programmes d’aide au développement portés par des pays comme la Chine, généreux mais toxiques puisqu’ils visent avant tout à faire avancer leurs propres intérêt national et idéologie, engendrant ainsi plus de corruption, de chaos et de réflexes autoritaires chez les pays destinataires [2]. D’autres ont évoqué la « dictatorship diplomacy » pour qualifier les liens entre Beijing et certains États mis au ban de la communauté internationale, tels l’Iran, la Corée du Nord, la Birmanie et le Soudan [3]. Aussi, on argumente que le « capitalisme autoritaire » (market authoritarianism) pratiqué par Beijing sera une caractéristique majeure du 21ème siècle. Ce modèle, qui réussit à assurer une croissance économique rapide, la stabilité et le bien-être tout en faisant le deuil des libertés, serait très attrayant pour les régimes dictatoriaux [4].

Pour que la validité de ces thèses soit confirmée, il faudrait non seulement que l’émergence de la Chine ait considérablement changé la donne en matière de pratique de la démocratie, mais aussi qu’elle se comporte différemment des puissances démocratiques. Autrement dit, la Chine promeut-elle véritablement un reflux de la démocratie ? Serait-elle en train de faire régresser des performances démocratiques accomplies ou d’empêcher l’avènement de la démocratie et d’institutions conformes au modèle occidental ?

Examinons succinctement les cas de trois pays situés dans différentes régions du monde : Cuba, la Guinée équatoriale et l’Ouzbékistan. Ces trois pays ont en commun d’être classés dans la catégorie des pays « non-libres » par Freedom House, c’est-à-dire des pays dans lesquels les droits civils et politiques ne sont pas garantis [5].

La Chine démontre un intérêt pour Cuba. D’ailleurs, lors de sa visite en juillet 2014, le président chinois, Xi Jinping, a signé plusieurs accords avec l’île. Deuxième partenaire commercial de Cuba derrière le Venezuela, elle souhaite renforcer son ancrage dans ce domaine. Cependant, au plan politique, Beijing ne s’est pas directement engagée à soutenir des mouvements socialistes ou des gouvernements d’extrême gauche en Amérique latine. Plus spécifiquement en dépit de son appui à La Havane, les dirigeants chinois ont maintenu un profil relativement bas dans leurs interactions avec Cuba [6].

Raúl Castro rencontre Xi Jinping lors d’une visite officielle en Chine en 2012. Crédits : Pulsamerica. En ligne. http://www.pulsamerica.co.uk/2012/07/09/cuba-raul-visits-china-and-vietnam/

La Guinée équatoriale jouit de bonnes relations avec la Chine : le volume commercial entre les deux pays a franchi la barre du milliard de dollars en 2010 ; les entreprises chinoises y sont particulièrement actives dans les domaines de la construction d’infrastructures et de l’exploration pétrolière. C’est dans ce dernier secteur qu’on reproche à Beijing de faire fi de la nature autoritaire du pouvoir en place. Or, en focalisant l’attention sur l’acteur chinois, on oublie parfois que le secteur équato-guinéen des hydrocarbures est largement dominé par les Américains. De fait, la firme ExxonMobil est le premier producteur de pétrole dans ce pays [7]. Sous d’autres rapports, la société militaire privée Military Professional Resources Inc (MPRI) a obtenu d’importants contrats (250 millions de dollars) pour former la police équato-guinéenne. Aussi, plusieurs contrats de relations publiques ont été attribués à des firmes américaines dans le but d’améliorer l’image du président Teodoro Obiang Ngema Mbasogo (dont 1 million de dollars par an à Lanny J. Davis et 60 000 dollars par an à Qorvis Communications) [8]. Plusieurs pays démocratiques, en l’occurrence les États-Unis, la France et la Suisse, maintiennent des rapports cordiaux avec le dirigeant de ce pays, considéré comme outrancièrement corrompu. La Guinée équatoriale est par ailleurs classée parmi les 10 pires pays en matière de droits civils et politiques au monde en compagnie, entre autres, de la Corée du Nord, du Soudan, de la Syrie et de l’Ouzbékistan [9].

Ce dernier pays jouit de bons rapports avec la Chine, qui est un de ses principaux partenaires commerciaux. Un des domaines prioritaires de cette coopération entre les deux pays touche à l’énergie ; deux oléoducs acheminent du gaz vers la Chine. Celle-ci investit 6.5 milliards de dollars en Ouzbékistan, et 488 compagnies chinoises sont actives dans le pays [10]. Le pouvoir autoritaire du président ouzbek Islam Karimov ne semble pas freiner la dynamique des échanges avec Beijing. Ce constat pourrait cependant s’appliquer aussi à des démocraties. À titre d’exemple, les États-Unis fournissent une aide conséquente (971.36 millions de dollars) à ce pays qui, depuis 2009, a consenti au transit du matériel militaire américain et de l’OTAN, en direction et en provenance de l’Afghanistan [11]. Autre exemple : suite à la répression d’Andijan [12] en 2005, l’Union européenne avait décrété un embargo sur les armes et une interdiction d’entrée sur le territoire visant douze officiels ouzbeks. Contournant cette interdiction, le principal officiel de cette liste, ministre de l’Intérieur à l’époque des troubles, a été autorisé à séjourner en Allemagne. Cette exception aurait été justifiée par l’intérêt stratégique de Temez, ville frontalière avec l’Afghanistan, pour les troupes allemandes et de l’OTAN [13].

Au demeurant, les pays occidentaux appliquent souvent un double standard quant aux violations des droits humains, en fonction de leurs intérêts. Ainsi, les trois pays « non-libres » ci-dessus mentionnés ont toujours bénéficié d’une aide : 129.1 millions de dollars à Cuba ; 230.8 millions à l’Ouzbékistan ; 84.7 millions à la Guinée équatoriale en 2010 [14]. Parallèlement, la position chinoise semble évoluer. Car, même s’il n’est pas certain que la Chine s’aligne totalement sur les positions occidentales en matière de démocratie et de droits de la personne, elle est davantage encline qu’auparavant à se démarquer des « pires autocrates » et des « États voyous » [15]. Ces évolutions couplées aux difficultés et limites inhérentes à la promotion de la démocratie amènent à nuancer l’idée d’un soutien de la Chine à une forme de régression de la démocratie et des droits humains.

Crédits (photo de couverture) : Medill DC - CC BY 2.0.


[1La conditionnalité est le principe selon lequel, dans le système international, l’octroi d’avantages par les bailleurs de fonds et les organisations internationales peut être subordonné à des critères économiques, financiers, politiques ou environnementaux. Voir Olivier Nay (dir.), Lexique de science politique, Paris, Dalloz, 2008, pp. 84-85.

[2Naim, Moises, 2007. « Rogue Aid » in Foreign Policy, March/April 159 : 95-96.

[3Kleine-Ahlbrandt, Stéphanie et Andrew Small, 2008. « China’s New Dictatorship Diplomacy », Foreign Affairs 87 (1) : 38-56.

[4Halper, Stefan, 2010. The Beijing Consensus. How China’s Authoritarian Model will Dominates the Twenty-First Century. New York : Basic Books.

[5Freedom House, 2014. Freedom in the World. En ligne. http://www.freedomhouse.org/ (page consultée le 22/09/2014).

[6Shambaugh, David, 2013. China Goes Global. Oxford : Oxford University Press, 119.

[7En 2010, la Guinée équatoriale a exporté 29% de son pétrole vers les États-Unis, 14% vers l’Espagne, 13% vers l’Italie, 10% vers le Canada, 7% vers la Chine. U.S. Energy Information Administration, 2012. « Equatorial Guinea » in Country Analysis Brief.

[8New York Times, 2011. « U.S. Engages with an Iron Leader in Equatorial Guinea » in New York Times, éd. du 30 mai.

[9Freedom House, 2014. Freedom in the World. En ligne. http://www.freedomhouse.org/ (page consultée le 22/09/2014).

[10Tolipov, Farkhod, 2013. « What does it mean for Uzbekistan and China to be Strategic Partners ? » in The Central Asia-Caucasus Analyst, éd. du 13 novembre. En ligne. <http://www.cacianalyst.org/publicat...> (page consultée le 22 septembre 2014.

[11Nicol, Jim, 2013. « Uzbekistan : Recent Developments and U.S. Interests » in Congressional Research Service, éd. du 21 août.

[12Il s’agit du massacre par l’armée en Ouzbékistan d’environ 1500 manifestants suite à l’occupation de lieux publics dans la ville du même nom.

[13Buisson, Antoine, 2006. Les arguments du refus démocratique dans les régimes autoritaires d’Asie Centrale. Institut de recherche et débat sur la gouvernance. En ligne. <http://www.institut-gouvernance.org...> (page consultée le 22 septembre 2014.

[14Banque mondiale, 2011. World Bank Development Indicators. En ligne. <http://data.worldbank.org/data-cata...> (page consultée le 22 septembre 2014.

[15Voir Kleine-Ahlbrandt, Stéphanie et Andrew Small, op. cit.

Professeur titulaire au Département de science politique de l’Université de Montréal, Mamoudou Gazibo est également coordonnateur du Pôle de recherche sur l’Afrique et le monde émergent (PRAME). Il a publié de nombreux ouvrages et articles sur la politique comparée, les processus de démocratisation en Afrique, les relations entre la Chine et l’Afrique et les enjeux pour l’Afrique de l’intensification de ses relations avec les pays émergents.
Coordonnateur-adjoint du Pôle de recherche sur l'Afrique et le monde émergent (PRAME), Olivier Mbabia a été chercheur post-doctoral du GIERSA à l'Université de Montréal. Ses travaux portent sur une approche comparée des politiques extérieures des puissances émergentes vis-à-vis de l’Afrique (Chine, Turquie et Corée du Sud).

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