La grammaire, soit la description des règles d’usage d’une langue, n’est à elle seule ni l’enseignement d’une langue, encore moins son apprentissage ; elle détermine toutefois en bonne partie la direction de l’enseignement-apprentissage, justement parce qu’elle décrit les règles communes régissant l’usage de la langue apprise. Sans ce partage, sans cette communauté de règles, la langue ne serait pas un outil de communication efficace. Or, dans le cas de la langue japonaise, la coexistence de plusieurs grammaires camoufle des positions irréconciliables qui peuvent nuire à l’apprentissage.
Bien avant qu’ils n’entrent en contact avec des langues étrangères autres que le chinois, les Japonais avaient décrit avec une assez grande précision le fonctionnement de leur langue, en particulier son aspect agglutinant [1]. Cette grammaire se fonde principalement sur la description des différentes « formes » (ren’yôkei – forme connective, mizenkei – forme indéterminée, rentaikei – forme déterminante, etc.) que peuvent prendre les verbes et les adjectifs en japonais, et sur une classification très exhaustive d’une panoplie de suffixes (ou affixes – jôdôshi). Selon cette description, c’est en changeant de « forme » que les verbes et les adjectifs deviennent des réceptacles pour différents suffixes qui, souvent en s’emboîtant les uns dans les autres, précisent la signification ou évoquent des nuances, tels la politesse, le désir, la supposition, le passif ou encore la spontanéité. Appelée généralement « grammaire nationale », ou kokubunpô [2], un autre apport important de cette grammaire est la présentation des transformations historiques des « formes » et des suffixes. Toutefois, cette grammaire demeure inachevée, ne faisant que très peu de place à la syntaxe.
À cette grammaire nationale est venue se greffer la « grammaire scolaire » (gakkô bunpô [3]), qui, bien que divisée en plusieurs tendances, a contribué de façon assez enrichissante à la description du japonais. Se fondant sur la grammaire nationale tout en étant beaucoup plus axée sur la syntaxe, un des apports importants de la grammaire scolaire est bien sûr le concept du bunsetsu [4], ou « segments autonomes de phrases », qui a permis une compréhension accrue de l’extraordinaire souplesse de l’ordre des mots en japonais, et fait taire une partie de ceux qui soutiennent sans frémir que la langue japonaise se caractérise par « l’absence » de grammaire. S’ajoutent bien sûr d’autres apports, par exemple la classification des parties du discours et la description de l’utilisation des enclitiques (particules postpositionnelles). Comme son nom l’indique, la grammaire « scolaire » a donc participé à orienter vers l’enseignement et l’apprentissage la description plus mécanique qu’offre la grammaire « nationale ». Ainsi, loin de s’exclure mutuellement, ces grammaires « nationale » et « scolaire » forment plutôt un tout, qui gagnerait certes à être davantage développé car il est un peu diffus et parfois un peu déphasé par rapport à la réalité actuelle du japonais, mais qui néanmoins fournit une description globale assez fidèle à la réalité.
Ce n’est pas le cas de la troisième grammaire du japonais. Cette dernière est apparue peu à peu durant les soixante dernières années, puis a pris de l’ampleur au point d’occuper presque toute la place dans l’enseignement du japonais aux étrangers. Chose intéressante, cette grammaire n’a aucun nom officiel, n’a aucune reconnaissance officielle non plus et n’est pas utilisée pour l’enseignement du japonais en tant que langue maternelle, ce qui ne l’empêche pas de monopoliser le marché de l’enseignement du japonais en tant que langue seconde. En d’autres mots, il s’agit d’un phénomène bien implanté, qui a pris beaucoup d’ampleur en particulier durant les trente dernières années du 20e siècle, qui est toujours aussi dominant à l’heure actuelle, mais dont la pertinence n’est ni analysée, ni documentée.
Cette « grammaire pour étrangers » (gaikokujin muke nihongo bunpô [5]) élimine totalement la mécanique de fonctionnement présentée par la grammaire nationale et reprise par la grammaire scolaire. Les réceptacles, soit les « formes » permettant d’accueillir les suffixes, sont complètement évacués, mais le mot « forme » est maintenu, désignant maintenant les suffixes. Les nouvelles « formes », par exemple, « forme désirative », « forme volitive » ou encore « forme passive [6] », ne sont plus des réceptacles ; elles désignent simplement les suffixes et leurs significations. Mieux, de nouvelles formes apparaissent, notamment « forme neutre » ou « forme polie », et des notions propres aux langues occidentales, comme le « sujet grammatical », la « conjugaison », les « propositions », les « prédicats » et même le verbe « être », deviennent des parties intégrantes de la syntaxe du japonais.
Au fil de ce renversement complet de la forme et du fond, on en est même venu à tenter de penser le japonais en termes de « sujet-complément-verbe », alors que cette langue se fonde avant tout sur une structure grammaticale de type « thème-commentaire », et à recourir à des concepts plus classiques comme la « voix », ou le « mode ». Bien que beaucoup de ces tentatives se soient soldées par un échec, elles n’ont pas vraiment conduit à une remise en question de cette « grammaire pour étrangers » ; elles ont plutôt participé à la construction d’une inutile complexification de la description grammaticale du japonais. Or, cette situation n’est pas sans causes, ni sans conséquences, tant du point de vue de l’apprenant que de celui de l’enseignant. Ces causes et conséquences feront l’objet d’un prochain article.
Crédits (image de couverture) : Yukari Hamagaki.