Si la majorité des écoles privées au Cambodge enseignent les langues étrangères en sus du curriculum national, certaines d’entre elles se distinguent par leur coût très élevé, leurs prestations haut de gamme et leurs accréditations internationales. Soutenus par des États étrangers ou financés par des capitaux privés, ces établissements primaires et secondaires s’adressent à une clientèle privilégiée cosmopolite. À l’échelle globale, l’accélération de la marchandisation de l’éducation contribue à l’expansion de réseaux internationaux et à la constitution d’un marché lucratif des écoles privées dites « internationales ». Sur le sol cambodgien, l’essor de telles institutions s’inscrit tant dans une dynamique longue de formation étrangère des élites domestiques que dans les transformations sociales, économiques et urbaines à l’œuvre depuis les années 1990.
L’instruction à l’étranger joue historiquement un rôle important dans la reproduction sociale des élites cambodgiennes. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, l’enseignement traditionnel religieux permet à de jeunes hommes de séjourner à Singapour ou Bangkok [1]. Pendant la période coloniale, les enfants des grandes familles se tournent vers les nouveaux établissements franco-cambodgiens – l’école Norodom et le collège Sisowath. Pour une poignée d’entre eux, la scolarité se poursuit à Hanoï ou à Saigon ainsi qu’en France métropolitaine [2]. Après l’indépendance du pays en 1953, ces stratégies perdurent et s’étendent à la scolarisation étrangère sur place. Bien que des établissements secondaires cambodgiens s’ouvrent à Phnom Penh comme dans les principales villes provinciales, l’élite fréquente les écoles privées : les écoles chinoises pour les communautés chinoises et sino-cambodgiennes [3], le Lycée français René Descartes inauguré en 1951 et les écoles secondaires catholiques non mixtes où sont enseignés les programmes officiels français [4] pour les enfants des hauts fonctionnaires proches du Palais royal. La combinaison d’une scolarité secondaire étrangère à Phnom Penh et à l’étranger est l’apanage des plus privilégiés [5]. À partir du coup d’État de 1970, les écoles confessionnelles, tenues par des congrégations à majorité vietnamienne, et les écoles chinoises font face à des exactions croissantes et à des fermetures [6]. Allié aux États-Unis, le gouvernement de la République khmère (1970-1975) favorise le développement d’établissements scolaires anglophones mais, la guerre civile s’intensifiant sur tout le territoire, les enfants de l’élite sont nombreux à poursuivre leur éducation à l’étranger.
Interrompue par l’arrivée au pouvoir des Khmers rouges jusqu’à la fin des années 1980, cette dynamique de scolarisation étrangère ou à l’étranger reprend avec le règlement du conflit cambodgien et l’avènement du (second) Royaume du Cambodge (1993) [7]. Les élites émergeant dans la période post-génocidaire profitent de la reconnaissance du pays par la communauté internationale pour se détourner des lycées publics cambodgiens et envoyer leurs enfants en France, aux États-Unis ou en Australie pour le secondaire. Elles mobilisent leurs réseaux de parenté et d’alliance parmi les communautés cambodgiennes de la diaspora pour les accueillir. Ce phénomène tend à s’affaiblir vers la fin des années 2000 avec la prolifération d’écoles privées dans la capitale cambodgienne [8]. Si l’offre éducative anglophone est pléthorique – on compte, en 2022, 151 écoles privées utilisant l’anglais, entièrement ou partiellement, comme langue d’enseignement dans tout le pays – le secteur dit premium fee est plus étroit [9]. Avec le Lycée français [10], ces établissements onéreux, dont les frais de scolarité peuvent s’élever jusqu’à 25 000$ [11], sont au sommet de la hiérarchie scolaire cambodgienne.
Outre les coûts conséquents, la forte concentration d’enseignants expatriés locuteurs natifs et l’utilisation d’une langue véhiculaire étrangère, ces écoles partagent des caractéristiques qui constituent aujourd’hui des marqueurs clés des établissements internationaux d’élite à l’échelle mondiale, à savoir le recours à des curricula homologués, étrangers (états-uniens, canadiens, australiens, français, singapouriens) ou internationaux (les programmes de Cambridge Assessment International Education et du baccalauréat international) et la multiplication des accréditations et affiliations internationales [12]. Ces labels permettent de souligner la conformité de l’enseignement aux standards exigés et légitimer une orientation internationale, alors que la clientèle est majoritairement locale.
Le terme international étant surutilisé par les écoles privées, les établissements accrédités affichent ostensiblement leurs certifications et curricula près de leur entrée principale
© Adélaïde Martin, 2021
Relevant traditionnellement d’initiatives de cadres expatriés, ces établissements tendent désormais à se développer dans un but lucratif. Reliés pour certains à des conglomérats sino-cambodgiens, ils se retrouvent au cœur de stratégies locales d’internationalisation urbaine, telles les écoles Northbridge (NISC) et Southbridge (SISC) du groupe Royal, ou l’école canadienne internationale (CISP) du groupe Canadia [13]. En accompagnant le développement de villes satellites ou de quartiers résidentiels fermés, ces écoles participent à la financiarisation de l’urbain et à la métropolisation de la capitale [14]. Le secteur de l’enseignement international attire également les capitaux étrangers du fait de la privatisation de l’éducation au Cambodge depuis les années 1980 [15] et de sa marchandisation accrue à l’échelle globale. La multinationale de l’éducation Nord-Anglia [16] établit en 2014 un partenariat avec l’école Northbridge, tandis que plusieurs écoles britanniques prestigieuses, devenues des marques à exporter [17], ouvrent des antennes à Phnom Penh. Déjà présente à Bangkok et à Hong Kong, la Shrewsbury School lance le premier projet de pensionnat international en collaboration avec un prestataire de services éducatifs et un promoteur immobilier. La King’s School (Canterbury) s’allie quant à elle au conglomérat familial cambodgien Vattanac – dont la nouvelle génération a reçu une éducation supérieure au Royaume-Uni – pour sa deuxième franchise en Asie. L’école est au cœur d’un projet d’urbanisation de plus de 1 000 hectares dans la périphérie Est de la capitale proposant un mode de vie cosmopolite dans un environnement luxueux, entre quartiers résidentiels huppés, espaces végétalisés luxuriants et parcours de golf primés.
Vue aérienne du projet « Vattanacville » conçu par un cabinet d’architecture de renommée internationale et développé par Vattanac Properties Limited
© Kohn Pedersen Fox Associates
Manifestations des restructurations du territoire urbain, ces établissements sont plus largement au cœur de processus multiples et enchevêtrés de privatisation et d’internationalisation exacerbant les disparités économiques, sociales et culturelles au Cambodge. Dotés de labels internationaux présupposant leur excellence, ils sont fortement investis par les familles élitaires ou en ascension dans des stratégies élaborées de diversification des ressources sociales et de distinction. Ces écoles réactivent ainsi des modes de sociabilités et des pratiques éducatives sous de nouvelles formes, suscitant notamment des aspirations inédites à la mobilité étudiante en direction du Royaume-Uni [18].
Légende de la vignette : Panneau publicitaire d’une école internationale d’élite à Phnom Penh
© Adélaïde Martin, 2021
[1] Népote, Jacques, 1979. « Éducation et développement dans le Cambodge Moderne », in Mondes en développement 28 : 768-771.
[2] Aberdam, Marie, 2019. « Élites cambodgiennes en situation coloniale, essai d’histoire sociale des réseaux de pouvoir dans l’administration cambodgienne sous le protectorat français (1860-1953) », thèse de doctorat. Paris : Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 322-333. Sur les trajectoires du prince Areno Yukanthor et d’Au Chhieng, voir Mikaelian, Grégory, 2014. « L’aristocratie khmère à l’école des humanités françaises », in Bulletin de l’AEFEK 19. En ligne : https://www.aefek.fr/baefek19.html.
[3] Tan, Danielle, 2006. « La diaspora chinoise du Cambodge. Histoire d’une identité recomposée », mémoire de master. Paris : Institut d’études politiques de Paris. L’auteure évoque l’école secondaire teochiu de Duanhua parmi les 37 écoles chinoises existantes à Phnom Penh en 1967.
[4] Sur l’enseignement français au Cambodge, voir Bilodeau, Charles, 1954. « L’obligation scolaire au Cambodge », in C. Bilodeau Charles, S. Pathammavong, L. Quang Hông, L’obligation scolaire au Cambodge, au Laos et au Vietnam. Paris : Unesco, 10-70. Sur les écoles catholiques, voir Khin, Sok, 1999. « La khmérisation de l’enseignement et l’indépendance culturelle au Cambodge » in Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient 86(1) : 293-319. L’auteur recense 13 écoles catholiques en 1960, dont 6 à Phnom Penh. L’école Miche pour garçons des Frères des Écoles chrétiennes (congrégation fondée en 1682 par saint Jean-Baptiste de La Salle) et l’école pour filles des sœurs de la Providence dans la capitale, ainsi que l’internat pour filles Mater Dei à Kep ont particulièrement été fréquentés par les élites cambodgiennes.
[5] La famille royale tout particulièrement s’éduque à l’étranger : le souverain actuel, Norodom Sihamoni, est ainsi scolarisé au petit lycée Descartes avant de partir en Tchécoslovaquie. Cf. Archives Nationales, Fonds de l’Accueil cambodgien, 222 AS 51 : « Le Prince Sihamoni à Prague » in Kambuja 14, 1966.
[6] Lange, Claude, 2003. « Les rapports Église-États dans l’ancienne Indochine française et les États sucesseurs (Cambodge, Laos et République du Sud-Viêtnam) de 1945 à 1975 », in P. Delisle, M. Spindler (dir.), Les Relations Églises-État en situation postcoloniale. Amérique, Afrique, Asie, Océanie. XIXe-XXe siècles. Paris : Karthala, 73-92.
[7] Liée au contexte de Guerre froide, la guerre civile cambodgienne s’étend de 1970 à 1997. De 1979 à 1991, la coalition formée des trois factions (royaliste, républicaine et khmère rouge) émanant des régimes précédents s’oppose au pouvoir socialiste en place à Phnom Penh, non reconnu par les pays occidentaux. Les Accords de Paris de 1991 octroient à ces factions et au régime en place un égal statut d’interlocuteurs politiques légitimes de la communauté internationale et débouchent sur la mise en place d’un mécanisme de contrôle onusien, l’Autorité provisoire des Nations unies au Cambodge (UNTAC), menant à l’adoption d’une nouvelle Constitution en 1993. Les violences perdurent néanmoins jusqu’à la fin des années 1990 avec la poursuite des hostilités du côté khmer rouge et des tensions politiques.
[8] D’après les statistiques 2018-2019 du ministère cambodgien de l’Éducation, il y aurait 530 écoles privées et 376 écoles publiques à Phnom Penh. Cf. Ministry of Education, Youth and Sports, 2019. Public Education Statistics & Indicators 2018 – 2019 & Private Education Statistics & Indicators 2018-2019. Phnom Penh : Ministry of Education, Youth and Sports.
[9] ISC Research, 2022, « Cambodia Market Intelligence Summary ». Selon le rapport, parmi les 151 écoles, 24 sont à frais très élevés.
[10] Le Lycée français René Descartes, sous convention avec l’Agence pour l’Enseignement Français à l’Étranger (AEFE), réapparaît dès 1991. De même que l’International School of Phnom Penh (ISPP) qui reçoit une subvention du Bureau des écoles étrangères du département d’État des États-Unis, elle garde une proportion importante d’enfants de cadres expatriés.
[11] Ces montants correspondent aux frais annuels de scolarité les plus élevés au niveau du lycée (2022-2023). Par comparaison, le salaire minimum d’un ouvrier du textile est fixé à 200 $ pour 2023. Pour 2021, le revenu national brut par habitant est de 4 430 $ selon la Banque mondiale.
[12] On peut notamment évoquer les accréditations du Council of International Schools (CIS), de l’East Asia Regional Council of Schools (EARCOS) et de la Western Association of Schools and Colleges (WASC).
[13] Formellement, il s’agit de l’Overseas Cambodian Investment Corporation (OCIC).
[14] Sur ces dynamiques, voir les travaux de Gabriel Fauveaud, notamment : Fauveaud, Gabriel, 2018. « La gouvernance territoriale à Phnom Penh face à la production privée d’espaces résidentiels », in K. Peyronnie, et al. (dir.), Transitions urbaines en Asie du Sud-Est : De la métropolisation émergente et de ses formes dérivées. Marseille : IRD Éditions, 49-80.
[15] Brehm, Will, 2021. Cambodia for Sale. Everyday privatization in Education and Beyond, Abingdon/New-York : Routledge.
[16] Sur Nord-Anglia, voir Bertron, Caroline, 2019. « Définir la valeur des écoles : l’acquisition de pensionnats privés par une multinationale de l’éducation » in Revue Française de Socio-Économie 23(2) : 103-106 ; Kim, Hyejin, 2016. « The Rise of Transnational Education Corporations in the Asia Pacific » in The Asia-Pacific Education Researcher 25(2) : 279-286.
[17] Bunnell, Tristan, 2008. « The exporting and franchising of elite English private schools : the emerging “second wave” » in Asia Pacific Journal of Education 28(4) : 383-393. Il y aurait trois vagues d’exportations d’écoles « satellites » : les deux premières, à l’initiative des lycées britanniques les plus réputés, tournées vers la Thaïlande, la Chine continentale et le Moyen-Orient ; la troisième se caractérise par de nouveaux territoires (Myanmar, Inde) et de nouveaux exportateurs (écoles britanniques moins renommées ou non britanniques). Cf. Bunnell, Tristan, Aline Courtois et Michael Donnelly, 2020. « British Elite Private Schools and Their Overseas Branches : Unexpected Actors in the Global Education Industry » in British Journal of Educational Studies 68(6) : 691-712.
[18] La mobilité géographique à destination du Royaume-Uni reste rare et exclusive, mais a très nettement augmenté entre 2014-2015 et 2020-2021. Source : UK Higher Education Student Data, HE student enrolments by domicile and region of HE provider, Academic years 2014/15 to 2020/21. En ligne. https://www.hesa.ac.uk/data-and-analysis/students/table-11 (page consultée le 14 novembre 2022).