Le conflit de Chittagong Hill Tracts
La région montagneuse de Chittagong Hill Tracts (CHT), située au sud-est du Bangladesh à la frontière de l’Inde et du Myanmar, est formée de trois districts : Khagrachari, Rangamati et Bandarban. Les peuples autochtones de la région se sont longtemps autogouvernés par l’entremise de différents royaumes autonomes jusqu’à l’annexion du territoire par les Britanniques vers 1860. La région fut ensuite octroyée au Pakistan lors de la partition de l’Inde en 1947, puis incluse dans le territoire du Bangladesh en 1971 [2].
Suivant l’indépendance du Bangladesh, une délégation jumma rencontra Sheikh Mujib, surnommé le « père fondateur du Bangladesh [3] », pour demander d’accorder l’autonomie à la région CHT afin de préserver l’identité et la culture distinctes des peuples jumma. Mujib interpréta cela comme une demande sécessionniste et sa réponse fut sans équivoque : « Rentrez chez vous et devenez Bengalis ! [4] ». À partir de ce moment, CHT fut classé comme un problème de sécurité nationale et l’armée entama l’occupation de la région [5].
Un parti politique, le Parbatya Chattagram Jana Samhati Samiti (PCJSS), fut créé en 1972 pour protéger les intérêts des peuples jumma [6]. Quelques années plus tard, PCJSS établit une branche armée, Shanti Bahini (force de paix), en réponse à la lourde militarisation de la région et aux graves violations de droits humains subies par les autochtones. Amnistie Internationale publia un rapport [7] en 1986 dénonçant de nombreux cas de disparition, de torture, d’exécution extrajudiciaire, de viol, etc., perpétrés par les militaires ainsi que les colons [8] bengalis (soutenus par l’armée).
Après des décennies de conflit, un accord de paix fut signé en 1997 entre le gouvernement du Bangladesh et le PCJSS [9]. Cependant, plus de 20 ans après le règlement, la plupart des clauses importantes de l’accord n’ont jamais été implémentées et les peuples jumma vivent toujours dans un climat de peur et de violence au quotidien. Encore aujourd’hui, de nombreux activistes jummas sont emprisonnés pour leurs idées politiques et victimes de disparitions forcées.
« Où est Michael Chakma ? »
Art urbain dénonçant la disparition du militant pour les droits des peuples autochtones
Michael Chakma [10], Dhaka, Bangladesh.
Source : Laurie Chartrand 2021
Bangladesh : une histoire sélective et politique
Depuis l’éclosion du conflit, les autorités bangladeshies s’efforcent de taire et de dissimuler les atrocités commises à l’égard des peuples jumma. Ajoutant à cela la faible liberté d’expression des peuples autochtones et l’accès limité à la région de CHT aux étrangers, il n’est pas surprenant que le conflit ne fût que très peu étudié et médiatisé dans le passé. En plus de protéger l’image du Bangladesh sur la scène internationale, cela facilita l’exclusion du conflit de l’histoire nationale.
Parallèlement, depuis une dizaine d’années, le gouvernement du Bangladesh tente d’établir le discours selon lequel « il n’y a pas de peuples autochtones dans le pays [11] ». Cette déclaration controversée faite en 2011 par le ministre de la Justice, Shafique Ahmed, ressemble à une tentative pour déformer l’histoire, puisque de nombreuses archives montrent que les peuples jumma vivent sur le territoire de CHT depuis des temps immémoriaux [12].
Comme le soulignent divers auteurs, la construction de l’histoire nationale d’un pays est un processus souvent sélectif et politique qui contribue à la mémorisation et à l’oubli de certains évènements [13]. La construction et la propagation de celle-ci s’opèrent par le biais de différents médiums tel que l’éducation [14] et la création de lieux de mémoire (musées, monuments, etc.) [15]. L’étude du contenu de manuels scolaires [16] produits par le gouvernement ainsi que de musées nationaux [17] montre que le conflit de CHT est complètement absent du narratif historique officiel du Bangladesh. Le terme ‘autochtone’ n’est d’ailleurs jamais utilisé, ni dans les livres d’histoire, ni dans les musées étudiés. L’expression péjorative « groupes ethniques minoritaires » est plutôt favorisée.
L’art comme moyen d’expression
La liberté d’expression étant extrêmement limitée dans la région de CHT, l’art est l’un des seuls moyens pouvant être utilisé par les peuples jumma pour s’exprimer à propos du conflit. En 1981, quelques étudiants universitaires fondèrent le Jhum Aesthetic Council (JAC) [18], un groupe de littérature engagé pour le respect des droits des peuples autochtones. À cette époque, il était très dangereux d’organiser quelconque réunion ou évènement en raison de la surveillance militaire constante. Après de lourdes démarches pour obtenir les permissions nécessaires auprès de l’armée, le JAC organisa une première pièce de théâtre à caractère social en 1983 dans la ville de Rangamati (siège administratif du district du même nom). La pièce se déroulant en langue Chakma n’attira pas trop l’attention des autorités [19]. Le JAC ouvra ainsi la voie à la création d’autres groupes artistiques et culturels dans la région de CHT.
Depuis, de plus en plus d’artistes se battent pour que le conflit ne tombe pas dans l’oubli, grâce à la musique, la peinture, le théâtre, la poésie, le cinéma, etc. Malgré les risques que leur travail comporte, nombre d’artistes autochtones ressentent le devoir de représenter et de dénoncer la tragique réalité des peuples jumma. À travers leur art, ils parviennent à adresser une foule d’enjeux socio-politiques tels que la militarisation, la violence, l’accaparement des terres, les déplacements forcés ainsi que l’assimilation culturelle. Par exemple, cette œuvre du peintre Jayatu Chakma représente la domination militaire dans la région de CHT.
« Nature morte » par Jayatu Chakma, 2014
Source : courtoisie de l’artiste
Cette peinture s’inspire des nombreux cas [20] de violences sexuelles et violences basées sur le genre perpétrées en toute impunité par l’armée et les colons bengalis dans la région de CHT. Les bottes et le casque militaires écrasant le tissu traditionnel porté par les filles et les femmes jummas représentent la vulnérabilité de celles-ci face à ce type de violences [21].
Si certains artistes connaissent différentes formes de censure, la plupart réussissent à passer sous le radar des autorités en communiquant leur message de manière métaphorique. De nos jours, les médias sociaux facilitent la transmission de leur travail et la construction d’une mémoire collective alternative au narratif historique privilégié par l’État. L’analyse de l’art produit durant le conflit de CHT permet de mettre en lumière une tout autre facette de l’histoire du Bangladesh trop souvent ignorée.
Légende la vignette : 22nd young artists art exhibition 2020, National Art Gallery, Dhaka, Bangladesh. Source : Laurie Chartrand 2020.