Un secteur agricole à bout de souffle : le contre-coup de la révolution verte
Le 26 novembre 2020, le monde assistait à son plus large mouvement protestataire [1] lorsque près de 250 millions d’Indiens se sont mobilisés contre les réformes agraires adoptées lors de la Monsoon Session of Parliament [2] (la session de la saison des moussons du parlement). Ces nouvelles dispositions libéralisent les marchés agricoles indiens, ce qui laisse la porte ouverte aux investisseurs et aux géants agroalimentaires pour fixer leurs propres tarifs, sans tenir compte du prix minimum de vente qui était assuré par le gouvernement avant le passage des lois. Celles-ci font craindre aux agriculteurs indiens une baisse drastique des prix de vente, alors que plusieurs d’entre eux sont déjà aux prises avec des dettes qui ont parfois traversé les générations [3].
- Agriculteur indien modeste. Source : Tanager International, 2019.
Au lendemain de son indépendance, l’Inde (comme le Brésil et la Chine) se retrouve avec un secteur agricole en ruine, marquée par les pénuries alimentaires et les famines [4]− 90% de sa population sont répartis dans 600 000 villages entièrement dépendants de l’agriculture [5]. De premières réformes sont alors mises en œuvre pour que dans les zones rurales, les plus démunis puissent acquérir des terres. L’étape suivante prévoit la modernisation des méthodes de culture et se déploie au cours des années 1960. De concert avec des chercheurs américains qui développent des germes de blé à haut rendement, les scientifiques indiens travaillent sur des semences de riz améliorées [6]. Rapidement, toute l’Inde délaisse ses méthodes de culture traditionnelles et adopte des méthodes d’agriculture modernes en cultivant des semences de riz et de blé hybrides – lesquelles promettent un rendement double. Cette innovation technologique permet au pays d’atteindre le stade d’autosuffisance pour sa production de grains et connaît un franc succès dans plusieurs régions : l’État de l’Haryana, l’ouest de l’Uttarpradesh, certaines parties du Tamil Nadu et du Kerala, mais surtout au Penjab [7], État qui bénéficie d’une bonne irrigation [8]. Le fort attrait pour ces innovations technologiques au Penjab, région à majorité Sikh, s’explique également par le rôle crucial que l’agriculture joue dans la construction identitaire religieuse [9].
À partir des années 1990, l’enthousiasme autour de la « révolution verte » retombe et le système laisse entrevoir ses premiers signes de faiblesse : la culture des semences hybrides nécessite autant l’achat constant de pesticides par les paysans, que des quantités d’eau bien plus importantes que l’agriculture traditionnelle. Le bilan écologique est des plus déplorables : lorsque les nappes phréatiques ne sont pas épuisées, elles sont contaminées par les emplois répétés d’engrais. La santé des agriculteurs se trouve alors fortement compromise (taux élevés de cancers, problèmes respiratoires, malformation de fœtus…) [10] ce qui les plonge par la même occasion dans un cycle de dépendance. D’abord, dépendants de l’achat de pesticides pour la survie de leurs récoltes, les fermiers finissent par s’endetter, pour ensuite se tourner vers d’autres formes de dépendance : l’alcoolisme ou parfois même la dépendance aux drogues dures [11]. Nombreux sont aussi ceux qui à partir des années 1991 ont été poussés au suicide : entre 1997 et 2005, c’est un fermier qui s’ôte la vie toutes les 30 minutes et, pour 75 % d’entre eux, c’est l’endettement qui est à l’origine de leur geste [12].
À partir des années 2010, le vernis du mythe d’une innovation scientifique qui sauve des vies par milliers de la famine et qui permet une autosuffisance alimentaire pérenne s’écaille petit à petit. Des chercheurs et des historiens dévoilent maintenant les dérives capitalistes et les enjeux d’égalité sociale soulevés par la « révolution verte ». L’historiographie récente de la « révolution verte » révèle d’ailleurs que la recherche scientifique indienne suivait son propre cours, et se serait aisément substituée à la révolution verte – l’agriculture indienne en aurait tout autant bénéficié [13].
2020-2021 : la colère des fermiers indiens gronde
Mi-janvier, face aux manifestations qui se multiplient à travers le pays, le gouvernement indien suspend l’application des réformes agricoles, sans pour autant revenir complètement sur sa décision. Plusieurs affrontements éclatent entre agriculteurs et policiers et se font particulièrement visibles lors de la fête nationale indienne durant la parade des tracteurs qui fait un mort et près de 400 blessés.
- Fermiers qui manifestent avec leurs tracteurs le 26 janvier 2021 à l’occasion de Republic Day. Source : The New York Times, éd. du 27 janvier 2021.
La médiatisation de cet évènement a amené des célébrités et personnalités politiques étrangères au sous-continent indien à tweeter à propos du mouvement contestataire des fermiers, parmi lesquelles Rihanna, Greta Thunberg ou encore Justin Trudeau. Les autorités indiennes n’ont que très peu apprécié ces messages de soutien qu’ils perçoivent comme une ingérence dans les affaires internes indiennes − certaines personnalités politiques allant même jusqu’à affirmer que la manifestation des fermiers a été infiltrée par des terroristes qui cherchent à affaiblir et diviser le pays pour qu’il soit colonisé par la Chine [14]. La police est même allée jusqu’à ouvrir une plainte contre l’activiste Greta Thunberg après qu’elle ait partagé sur Twitter un guide de manifestations à l’attention des fermiers [15].
Au moment où sont rédigées ces lignes, le mouvement contestataire des fermiers se poursuit à Delhi et une marche est prévue au mois de mai pour réaffirmer l’opposition aux nouvelles réformes agraires [16]. La saison des moussons, qui s’annonce particulièrement intense cette année, couplée au manque de mesures environnementales pour le secteur agraire laisse présager que le mouvement contestataire prendra un tournant résolument écologiste au cours des prochaines semaines.
Légende de la vignette : Fermiers exposés aux gaz lacrymogènes employés par la police pour disperser la foule. Source : Al Jazeera, éd. du 26 novembre 2020.