Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

Ère Heisei (1989-2019) : bilan de la création artistique contemporaine japonaise

dimanche 12 mai 2019, par Amandine Davre

L’abdication au trône de l’Empereur Akihito, le 30 avril 2019, met officiellement fin à l’Ère Heisei qui avait débuté le 8 janvier 1989. Marquée par plusieurs grands événements – crise économique, attentats, désastres naturels et humains – , l’ère Heisei a été confrontée à plusieurs défis. Tous ont influencé la création artistique japonaise, de près ou de loin. La fin d’Heisei marque ainsi le temps des bilans. Revenons sur trente années qui ont marqué le développement de l’art contemporain japonais.

1989-1999 | La situation japonaise : la révélation

C’est à l’occasion de l’exposition Magiciens de la terre au Centre Pompidou (Paris), en 1989, que le critique d’art et commissaire d’exposition Fumio Nanjō dresse un bilan critique de la situation japonaise sur la scène artistique internationale. Il y déplore à la fois une création stagnante et peu originale [1], ainsi qu’un manque d’ouverture sur le monde. Entre tradition et modernité, la création contemporaine japonaise peine à se faire reconnaître et le marché de l’art au Japon, encore peu développé et peu tourné vers l’Occident, manque cruellement de médiateurs.

À la tête de plusieurs expositions d’artistes contemporains japonais de 1988 à 1990 en Occident – telles que Against Nature : Japanese Art in the Eighties (1989), Magiciens de la Terre (1989) ou A Primal Spirit : Ten Contemporary Japanese Sculptors (1990) – Nanjō se lance le défi de présenter au monde de nouveaux artistes japonais locaux affichant une certaine originalité, intégrant à la fois une identité visuelle japonaise tout en incorporant des éléments contemporains. La réception de ces expositions à l’étranger est, contre toute attente, très favorable. Fort de ces succès inespérés, le premier musée d’art contemporain ouvre à Hiroshima en 1989 et le terme « art contemporain » (gendai bijutsu, 現代美術) apparaît dans la langue japonaise.

Vue de l’exposition Against Nature : Japanese Art in the Eighties, 1989. Source : MIT List Visual Arts Center. L’exposition commissariée par Fumio Nanjō a fait le tour des États-Unis dès 1989 et a présenté une nouvelle vision de l’art japonais, souhaitant renverser les traditions japonaises et rejeter l’art occidental, afin de trouver sa propre identité.

Marqué par plusieurs scandales politiques et par l’éclatement de la bulle économique [2], le marché de l’art japonais s’effondre brusquement, plusieurs galeries d’art font faillite et les œuvres sont revendues dans un but spéculatif. Toutefois, l’exportation de la culture japonaise – mangas, films d’animation, jeux vidéo – à l’étranger bat son plein et atteint des records.

1999-2009 | l’économie du Cool Japan : la consécration

En 2002, dans son article « Japan’s Gross National Cool », le journaliste américain Douglas McGray décrit le statut émergent du Japon en tant que « superpuissance culturelle » [3]. L’impact du texte de McGray sera tel, que le gouvernement japonais aura l’idée de créer le Cool Japan, la nouvelle vitrine du Japon à l’étranger. Présentant une vision fantasmée et stéréotypée du Japon, à travers une imagerie otaku et kawaii, le Cool Japan deviendra la nouvelle arme culturelle du Japon, son soft power [4], qui permettra de relancer son économie.

Au niveau de l’art, la tendance Cool Japan sera réappropriée par des artistes tels que Murakami Takashi et les artistes de son mouvement Superflat qui allient imagerie populaire et traditionnelle, réactualisant la fascination historique de l’Occident envers la culture japonaise.

Takashi Murakami, Hustle’n’punch by Kaikai and Kiki, 2009, © Takashi Murakami/Kaikai Kiki Co., Ltd. Tous droits réservés. Takashi Murakami présente Kaikai et Kiki, ses deux « gardiens de l’art », accompagnés des fleurs souriantes, le tout dans un style pop, coloré et kawaii.

Pendant près d’une vingtaine d’années, Takashi Murakami et les artistes Superflat deviendront, à tort ou à raison, les représentants de l’art japonais sur la scène artistique mondiale et seront considérés comme un modèle d’exportation. L’art deviendra rapidement un produit de consommation, décliné en plusieurs produits dérivés et en diverses collaborations avec de grandes marques de luxe ou artistes musicaux reconnus.

2009-2019 | La fin du Cool Japan ? : une création contrastée

Dès le début des années 2010, le nouveau gouvernement du parti démocrate japonais souhaite mettre de côté l’exportation de la culture japonaise. La tendance Cool Japan commence à s’essouffler, tout comme les expositions et les ventes d’œuvres Superflat. L’intérêt du marché de l’art international se porte désormais vers l’art asiatique, principalement l’Inde, la Corée du Sud et la Chine, jugé moins superficiel.

L’exposition Bye Bye Kitty !!! Between Heaven and Hell in Contemporary Japanese Art, à la Japan Society de New York, le 8 mars 2011, est un réel tournant pour l’art japonais. Elle ne présente aucun artiste appartenant au mouvement Superflat. Bye Bye Kitty !!! marque l’arrivée de la nouvelle garde de l’art contemporain japonais sur le devant de la scène artistique mondiale, plus proche de la réalité sociale du Japon. La triple catastrophe de mars 2011 – séisme, tsunami et accidents nucléaires – quant à elle, achèvera totalement l’intérêt des étrangers pour la tendance Cool Japan.

Yoshitomo Nara, Untitled, 2008. Yoshitomo Nara, artiste du Superflat, conclut l’exposition avec cette photographie, transposant l’icône du Cool Japan,Hello Kitty, en gardienne de tombe. Ce monument aux morts détourné à la sauce kawaii par Nara appuie le propos de l’exposition ByeBye Kitty !!!  : la tendance du Cool Japan , aussi absurde fût-elle, est terminée.

En réaction à la triple catastrophe, les artistes japonais peu exposés voir inconnus en Occident entrent en réaction avec l’événement et proposent des œuvres plus contestataires et critiques envers le gouvernement. Les artistes délaissent les artifices du Cool Japan et s’orientent vers un art engagé et politisé : « l’art post-Fukushima » [5].

Toutefois, en mars 2014, la campagne pour le Cool Japan est relancée. L’objectif est de remplacer les images de la dévastation post-mars 2011 dans l’imaginaire collectif, afin de redorer l’image du Japon pour les Jeux olympiques de Tokyo en 2020 et de relancer le tourisme. Cela marque le retour des artistes Superflat et autres artistes issus de la tendance Cool Japan sur le devant de la scène artistique internationale.

Affiche de l’exposition Cool Japan au musée Volkenkunde, Leiden (Pays-Bas) en septembre 2017. L’exposition présente de nombreux artistes contemporains japonais estampillés Cool Japan, ainsi que plusieurs objets issus de la culture populaire japonaise : animes, manga, cosplay et estampes japonaises, réunissant tous les stéréotypes de la culture japonaise à l’étranger. Face à l’immense succès de l’exposition, celle-ci a été prolongée.

Le 1er mai 2019 marque l’entrée officielle du Japon à l’Ère Reiwa, avec l’intronisation de l’ancien prince héritier Naruhito. À l’aube de cette nouvelle ère et des Jeux olympiques de Tokyo qui se profilent, il apparaît que la parenthèse contestataire et politisée de l’art japonais se referme pour revenir à un Japon stéréotypé et fantasmé.

Légende (photo de couverture) : Takashi Murakami et sa collection Superflat
Crédit photo : Kentaro Hirao


[1Selon Nanjō, les artistes japonais proposent seulement trois types d’œuvres : la peinture de type japonaise (nihonga, 日本画), de type occidentale (yōga, 洋画) – qui sont toutes deux issues de la fin du XIXe siècle – et l’art contemporain.

[2L’explosion brutale de la bulle spéculative bicéphale (boursière et immobilière), survenue à la suite du krach boursier et de l’effondrement des prix de l’immobilier entraîne une grande période de récession. La crise économique se manifeste alors sous plusieurs formes : croissance négative du PIB, chômage, surendettement et faillites des institutions financières.

[3Douglas, MacGray, 2002. « Japan’s Gross National Cool » in Foreign Policy mai/juin 2002 : 44-54. Selon l’auteur, le Japon passe de « superpuissance économique » dans les années 80 à « superpuissance culturelle » dans les années 90.

[4Concept créé à la fin des années 80 par le politicien Joseph Nye Jr. Le « soft power » est « la capacité d’un acteur (le plus souvent un État) à maîtriser les règles du jeu par la persuasion et non par la force. Ses ressources correspondent au pouvoir d’attraction, de séduction exercée par un modèle culturel, idéologique et/ou des institutions internationales ».

[5Pour en savoir plus à ce sujet, lire l’article « L’art post-Fukushima : de nouvelles perspectives dans l’art contemporain japonais », publié dans l’Asie en 1000 mots, le 18 mars 2015 : http://asie1000mots-cetase.org/L-art-post-Fukushima-de-nouvelles

Amandine Davre est candidate au doctorat en histoire de l’art et chargée de cours en histoire de l’art japonais à l’Université de Montréal. Ses intérêts portent sur l’évolution de l’art japonais de l’époque Edo à aujourd’hui.

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