Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

Entre conformité et résistance : être une jeune femme dans les espaces publics de Hanoï

jeudi 16 avril 2015, par Mélissa Côté-Douyon

Les espaces publics formels (parcs, places et squares) de Hanoï, la capitale vietnamienne, sont intensivement occupés par jeunes, moins jeunes, hommes et femmes. Pour les jeunes femmes, aller au parc c’est aussi questionner les normes de genre du Vietnam. D’une part, ces règles sociales font parfois obstacle à l’appropriation des espaces publics. D’autre part, l’usage des espaces publics permet aussi de mettre en évidence des résistances face à ces normes. Entre conformité et remise en question, les usages des jeunes femmes dans les espaces publics formels révèlent les spécificités de l’urbanité au féminin.

Jeune professeure de patins à roue alignées à la place 34T. Crédits : Groupe de recherche Youth and public space, Alice Miquet.

Les espaces publics formels (parcs, places et squares) de Hanoï, la capitale vietnamienne, sont intensivement occupés par jeunes, moins jeunes, hommes et femmes. Pour les jeunes femmes, aller au parc c’est aussi questionner les normes de genre du Vietnam. D’une part, ces règles sociales font parfois obstacle à l’appropriation des espaces publics. D’autre part, l’usage des espaces publics permet aussi de mettre en évidence des résistances face à ces normes. Entre conformité et remise en question, les usages des jeunes femmes dans les espaces publics formels révèlent les spécificités de l’urbanité au féminin.

Dans le contexte vietnamien, l’occupation des espaces publics est un enjeu considérable dans la mesure où à Hanoï, l’importante densité de la population (jusqu’à 404 personnes/Ha) vient de pair avec un manque d’espaces publics. L’étroitesse des logements de la capitale vietnamienne entraîne les gens à vivre une partie de leur quotidien à l’extérieur de ceux-ci et à utiliser intensivement l’espace public, qui représente 1.3m2 par personne (Tokyo 3.0m2 par personne) [1].

Ces pressions sur les espaces publics ont pour toile de fond une transition sociale, marquée par l’ouverture du pays et les réformes socio-économiques (đổi mới) en marche depuis la fin des années 1980. Les jeunes sont au centre de ces transformations sociales puisqu’ils sont la première génération à évoluer dans le bain des pratiques culturelles et matérielles globales [2]. Dans cet environnement en mutation, les pratiques socio-spatiales des jeunes ont reçu peu d’attention des politiques publiques et de la recherche. Ce sont des questions intéressantes à explorer dans le cas des jeunes femmes en particulier dans la mesure où leurs pratiques urbaines sont directement influencées par les normes sociales de genre [3]. Des entrevues menées avec des jeunes vietnamiennes à l’été 2014 se sont penchées sur ces dynamiques.

Parmi les différentes activités de loisirs des jeunes femmes, utiliser les espaces publics est une façon privilégiée d’occuper son temps libre. Plusieurs sont des usagères très régulières avec une fréquentation de plus de cinq fois par semaine. Les jeunes femmes n’ont pas l’impression de transgresser les règles en allant au parc parce qu’elles considèrent qu’on y retrouve beaucoup de femmes en général. Toutefois, elles identifient quelques limites à l’accès aux espaces publics. Ainsi, les tâches ménagères sont une priorité et doivent être accomplies avant d’avoir des activités de loisir dans les parcs. Le manque de temps libre explique que plusieurs diminuent leurs visites des espaces publics ou qu’elles arrêtent complètement d’y aller.

Jeunes femmes au parc Hòa Bình. Groupe de recherche Youth and public space, Laurence Charton.

Bien qu’il y ait peu de différences quant à l’accès aux espaces publics, plus de nuances émergent quand on regarde les activités pratiquées. Selon les jeunes femmes, les usages dans les espaces publics diffèrent beaucoup entre les hommes et les femmes. Les hommes ont des activités « plus fortes » comme le jogging et le football tandis que les femmes ont des activités « plus légères » comme prendre une marche, discuter entre amies et pendre des photos. Les jeunes femmes expliquent ces différences par le fait que les garçons sont naturellement meilleurs pour les activités physiques et que les filles ne sont pas assez fortes. De plus, elles considèrent qu’on attend des filles d’avoir un comportement « doux » et « charmant », ce qui explique leurs choix d’activités « plus légères ».

Les jeunes femmes qui participent aux nouvelles activités (skateboard, patins à roues alignées, parkour, hip hop) qu’on retrouve dans les parcs, places et squares remettent en question les normes de genre. Elles ne correspondent pas à l’image de la jeune femme « douce » parce qu’elles pratiquent des activités jugées très physiques. Ces jeunes femmes ne sont pas aussi nombreuses et ne pratiquent pas aussi longtemps que les jeunes hommes, mais ce sont des activités de plus en plus populaires auprès des filles. Elles considèrent que les pionnières ont une manière de vivre « stylée ». Une jeune femme explique ce qu’elles pensent de filles qui font du skateboard et du hip hop : « Normally girls express their femininity. But I find those girls express both their femininity and their strong personality to join such strong physical activities. They are very active and energetic » . Ces nouvelles pratiques urbaines apparaissent alors comme des vecteurs de "trouble dans le genre" (gender trouble) [4] dans la mesure où elles redessinent les frontières de la féminité.

Patineuse au parc Lénine. Crédits : Groupe de recherche Youth and public space, Olivier Jacques.

Les jeunes femmes se sentent généralement en sécurité dans les espaces publics formels de Hanoï. Toutefois, la manière dont elles perçoivent la sécurité dépend beaucoup du contexte. De cette façon, lorsqu’il y a peu de personnes autour d’elles, lorsqu’elles sont seules ou lorsqu’il fait noir le soir, elles se sentent moins en sécurité. Elles sont aussi largement préoccupées par la possibilité d’être harcelée, bien que la grande majorité des filles rencontrées pour cette étude ne rapportent pas avoir vécu d’expérience négatives dans les espaces publics. Ces préoccupations face au harcèlement sont donc fondées sur des perceptions plutôt que sur des évènements réels. Les filles mobilisent plusieurs stratégies pour se sentir en sécurité. Ainsi, elles vont au parc principalement en groupe, choisissent aussi les lieux populeux bien éclairés et s’habillent de façon discrète. Bref, toutes ces manœuvres révèlent que les jeunes femmes de Hanoï se sentent en sécurité seulement dans certaines conditions.

Ce qui est attendu des jeunes femmes de Hanoï n’est pas une limitation de leur présence dans les espaces publics, bien qu’elles négocient leur zone de confort en terme de sécurité, mais plutôt qu’elles y aient des activités qui correspondent à la conception hanoïenne de la féminité qui, par ailleurs, est questionnée par les nouvelles pratiques urbaines.

Crédits (photo de couverture) : Groupe de recherche Youth and Public Space, Alice Miquet.


[1Kurfürs, Sandra, 2012. Redefining Public Space in Hanoi : Places, Practices and Meaning. Munster : Lit Verlag.

[2Hsing-Huang, MH et P-S Wan, 2007. « The Experiences of Cultural Globalizations in Asia-Pacific » in Japanese Journal of Political Science 8(3) : 361-385.

[3Mowl, G et J. Towner, 1995. « Women, gender, leisure and place : towards a more ‘humanistic’ geography of women’s leisure » in Leisure Studies 14(2) : 102-116.

[4Butler, Judith, 1990. Gender trouble : feminism and the subversion of identity. New York : Routledge.

Candidate à la maîtrise en urbanisme à l’Université de Montréal, Mélissa Côté-Douyon s'intéresse aux enjeux de « genre et ville » dans les pays du Sud.

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