Diffusion et réception de la Nouvelle Histoire des Qing en Chine (deuxième partie) : Thèmes et langage de la controverse
samedi 2 mars 2019, par Carl Déry
La diffusion de la Nouvelle Histoire des Qing (NHQ) polarise sur la question de la « sinisation (hanhua, 汉化) », et pour cette raison, les thèmes de la représentation de la Chine par les Mandchous ou de l’équivalence entre la Chine et l’empire Qing sont privilégiés chez les historiens chinois [1].Puisque les sujets abordés par la NHQ touchent à des questions politiquement sensibles comme les frontières et l’intégration des populations, elle suscite « davantage de réactions négatives que de commentaires élogieux (bian duo bao shao, 贬多褒少) » [2].Nombreux sont ceux qui reconnaissent pourtant le mérite académique de certaines idées, mais qui « n’osent pas exprimer leur accord (bu gan goutong, 不敢苟同) » [3].Laissant de côté l’appréciation positive ou négative, explorons brièvement deux facettes qui reviennent dans la plupart des textes, soit la « nouveauté » de la NHQ et la « méthodologie » de ses auteurs.
Nouveauté
Nombreux s’interrogent à savoir « où se situe cette nouveauté (‘ Xin’ zai hechu, “新”在何处 ?) » [4]. Pour plusieurs, la nouveauté de la NHQ se résumerait à trois aspects bien précis : (1) Intégrer les Qing dans le cadre de l’histoire mondiale selon une perspective comparative, (2) distinguer la dynastie Qing des autres dynasties de l’histoire impériale chinoise en soulignant la spécificité mandchoue, (3) utiliser la langue mandchoue et les langues des autres minorités ethniques [5].Pour Liu Xiaomeng, l’accent sur les « caractéristiques de l’ethnie mandchoue (manzu xing, 满族性 ) » offre une perspective rafraîchissante qui contribue à corriger les représentations traditionnelles de l’histoire des Qing, tout en éliminant de nombreux stéréotypes issus de la « théorie du sino-centrisme Han (hanzu zhongxin lun, 汉族中心论) » [6].Pour de nombreux critiques, l’accent sur la spécificité mandchoue s’avère problématique puisque « l’ethnicité et la langue mandchoues ne devraient pas être centrales » (Huang Fengxiang), « l’identité nationale est plus importante que l’identité ethnique » (Wang Yanan), ou encore « l’identité ethnique des Mandchous s’est dissipée avec la conquête de la Chine » (Sun Weiguo) [7].
Pour plusieurs, cet effort visant à souligner la spécificité de la dynastie Qing ne constituerait pas une nouveauté puisque les historiens chinois et des sinologues occidentaux le faisaient déjà depuis au moins les années 1950. D’autres critiques n’hésitent pas à remonter jusqu’à l’ère Meiji (1868-1912) pour souligner le fait que les historiens japonais y faisaient aussi la promotion de l’étude de la langue et de la culture mandchoue dans le cadre de leur projet « d’histoire orientale (dong yang shi, 东洋史) » [8].La formule consacrée de Ge Zhaoguang résume parfaitement cette ambiguïté face à la nouveauté : « la Nouvelle Histoire des Qing n’est pas vraiment nouvelle, il s’agit en fait d’une ancienne histoire des Qing (xin Qing shi bing bu xin, laoshi shuo shi jiu Qing shi, 新清史并不新,老实说是旧清史) » [9].
- Machang poursuivant des ennemis (extrait)
Giuseppe Castiglione (Lang Shining 郎世宁, 1759), National Palace Museum, Taipei
Méthodologie
Sur le plan méthodologique, on souligne l’évolution des méthodes de recherche et l’importance de l’innovation dans les milieux académiques occidentaux, et plus spécifiquement le rôle joué par les « théories sur l’ethnicité (zuqun lilun, 族群理论) » [10].On reconnaît l’apport d’une perspective macro historique globale qui permet d’inscrire la dynastie Qing dans le flux de l’histoire mondiale comparative, à partir des thématiques de la construction des empires, les frontières, l’impérialisme et le colonialisme. De nombreux auteurs voient même d’un bon œil le renouvellement méthodologique et théorique de la NHQ, arguant que les réticences éprouvées seraient uniquement liées aux problèmes posés et aux conclusions qui viennent « bousculer une perspective établie » [11].
Plusieurs textes se montrent très critiques face au révisionnisme des auteurs américains. Notons Ho Ping-ti qui accusait Rawski de rompre avec la tradition sinologique occidentale [12],ou encore Yang Yimao rejetant l’ensemble des propositions de la NHQ au nom d’une vision positiviste du travail de l’historien [13].La critique méthodologique reproduit aussi à l’occasion des jugements de valeur reflétant une méfiance politique et faisant écho à la question du « point de vue autochtone » [14].Par exemple, Wu Lisong accuse les étrangers « de ne pas comprendre suffisamment les documents en langue chinoise (bu shuxi hanyu wenxian, 不熟悉汉语文献) », et de compenser leurs lacunes par des « fabulations extravagantes (shetan, 奢谈) » [15].Ailleurs, Yang Yimao rappelle que les historiens chinois sont déjà impliqués dans l’étude et la publication des documents en langue mandchoue et qu’ils n’ont pas besoin « que des chercheurs américains viennent leur en rappeler l’importance » [16]. De son côté, Huang Xingtao invite ses confrères à s’inspirer des travaux de la NHQ sur la question de « l’identité (rentong, 认同) » en tant que concept anthropologique, et sur la question de « l’identité ethnique (zuqun rentong, 族群认同) » à l’époque de la dynastie Qing. Cependant, il précise que sur la question de « l’identité chinoise des Mandchous (Manren de ‘Zhongguo rentong’, 满人的“中国认同”) » et sur la compréhension de « la Chine », la NHQ n’aurait rien fait qui mérite une grande attention. Même les auteurs plus modérés soulignent l’importance pour les historiens chinois d’exprimer leur propre conception de l’histoire des Qing, alors que Xu Hong parle de « rectifier les théories occidentales (xiuzheng xifang lilun, 修正西方理论) » au profit de théories chinoises, et Liu Xiaomeng fait la promotion « des caractéristiques autochtones (bentu tese, 本土特色) » afin de valoriser la recherche en histoire de la Chine [17].
- Page titre en Chinois et en Mandchous du livre de T.T. Meadows,Translation from the Manchu, with the original texts. Prefaced by an Essay on the Language, Canton, Press of S.Wells Williams, 1849.
Traduction des concepts
Plusieurs ont tenté de trouver une approche consensuelle qui permettrait de transcender les oppositions et réconcilier les positions adverses [18].Cependant, en ajoutant les enjeux liés à la traduction de concepts comme « Empire », « Nation » ou « Ethnicité », on constate que la controverse sur la diffusion de la NHQ s’amplifie parfois sur de simples malentendus [19].Pour apprécier l’étendue de ce débat, il reste à prendre le temps de comprendre les mots et surtout, accepter la diversité des représentations de l’histoire, même lorsqu’elles sont divergentes en apparence [20].
Légende (photo de couverture) : Le prince Dorgon (1612-50).
Source : https://en.wikipedia.org/wiki/Dorgon
[1] Notons l’ouvrage de Wang Rongzu, présenté comme une réponse à la NHQ « faisant écho à la position de Ho Ping-Ti » dans la controverse qui l’opposait à Rawski sur la question de la sinisation. Wang Rongzu 汪榮祖. 2014.Qing Diguo xingzhi de zai shangque : Huiying xin Qingshi清帝國性質的再商榷:回應新清史 . Taibei, Yuanliu Chuban. Voir aussi : Xu Hong 徐泓. 2016. « ‘Xin Qing shi’ zhenglun : Cong He Bingdi, Luo Youzhi lunzhan shuoqi “新清史”争论:从何炳棣,罗友枝论战说起 ». 首都师范大学学报Journal of Capital Normal University, 1 : 1-13 ; Guo Chengkang 郭成康. 2006. « Qingchao huangdi de Zhongguo guan 清朝皇帝的的中国观 ».Ming Qing shi 明清史. 3 : 39-55 ; Gang Zhao, « Reinventing China : Imperial Qing Ideology and the Rise of Modern Chinese National Identity in the Early Twentieth Century », dans : Modern China, 32 ; 3, p. 3-30 ; Huang Xingtao 黄兴涛. 2011. « Qingdai Manren de ‘Zhongguo rentong’ 清代满人的“中国认同” ». 清史研究 The Qing History Journal, 1 : 1-12.
[2] Yao Dali, 2015. Les références déjà citées dans la première partie de ce texte ne sont pas répétées en entier. Le nom de l’auteur et l’année de publication seulement sont mentionnés.
[3] Jiang Feng, 2012. « ‘Xin Qing shi’ zhi zheng : Chaoyue zhengzhi, keneng ma ? “新清史”之争:超越政治,可能吗? », dans : Zhonghua dushu bao 中华读书报, 4 septembre.
[5] Selon Ding Yizhuang et Hu Hongbao, cités par Jiang Feng, op.cit., 2012. Ces trois éléments sont repris intégralement par Yang Yimao (2016) qui appuie sa critique de la NHQ sur une réfutation de chacun de ces points.
[7] Eben v. Racknitz, Ines, 2014. « Repositioning History for the Future – Recent Academic Debates in China ». History Compass, 12/6 : 465-472. D’autres auteurs se montrent encore plus cinglants. Notons Li Zhiting (2015) qui juge que la NHQ propose « une interprétation complètement erronée de l’histoire chinoise (wanquan cuowu de jiedu, 完全错误的解读) », ou encore Yang Yimao (2016) qui, bien qu’il n’ait de toute évidence à peu près rien lu des auteurs qu’il condamne, juge pourtant que la NHQ n’a tout simplement « rien d’intéressant à raconter (fashan kechen, 乏善可陈) ».
[8] Liang Zhan 梁展, 2013. « Zuqun zhuanxiang yu jindai Zhongguo de guojia rentong 族群转向与近代中国的国家认同 », dans : Wenhua zhoukan 文化周刊, 23 janvier.
[9] Cité par Li Aiyong, 2012 ; Ding Yizhuang & Elliott, 2013.
[10] Liu Xiaomeng, 2010 ; Li Aiyong, 2012. Pour illustrer son soutien à l’importance de l’innovation méthodologique proposée par les chercheurs américains, Yao Dali (2015) utilise une anecdote qui sort complètement du débat lié à la NHQ. Il évoque plutôt les travaux de James C. Scott qui a analysé les luttes de résistances paysannes en Malaisie à partir de comportements quotidiens comme la paresse, l’inconscience volontaire et la circulation de rumeurs, non pas parce qu’il s’agissait de la forme de lutte la plus importante, mais tout simplement parce que personne n’avait encore abordé la lutte de résistance sous cet angle spécifique. Les ouvrages de Scott cités sont Weapons of the Weak : Everyday Forms of Peasant Resistance (Yale U. Press : 1986) et The Art of Not Being Governed : An Anarchist History of Upland Southeast Asia (Yale U. Press : 2010).
[11] Li Aiyong, 2012. Voir aussi : Zhang Jian 章健, 2013. « Manzu hanhua : Dui Xin Qing shi zuqun shijiao de zhiyi 满族汉化:对新清史族群视角的质疑 », dans : 深圳大学学报 Journal of Shenzhen University,3, p.153-160.
[12] Ho Ping-ti, 1998 : 125-128.
[13] Selon ce dernier, le devoir de l’historien devrait se limiter à recueillir et organiser les documents du passé, « restaurer son vrai visage », identifier des régularités inhérentes, pour être en mesure d’offrir des références afin d’aider au développement social actuel. À partir de cette vision utilitariste et positiviste de l’histoire, il accuse « une poignée d’universitaires américains » d’avoir « plongé le monde dans la confusion (ze lingren mangran, 则令人茫然) ». Il leur reproche notamment de s’être proclamé par eux-mêmes (zicheng, 自称) les étendards d’une « nouvelle école de pensée » et, faisant fi de « la réalité objective de l’histoire des Qing (Qing shi keguan cunzai, 清史客观存在) », de faire des « distorsions volontaires de la réalité historique (siyi waiqu lishi zhenshi, 肆意歪曲历史真实) ». Yang Yimao, 2016. Pour une reprise récente de son argumentation dans les médias, voir aussi : Yang Yimao, « Yi jiu chong xin wanggu shishi : yi ‘Xin Qing shi’ ruogan guandian bianxi 以旧充新罔顾事实:一“新清史”若干观点辨析, dans : Beijing Ribao 北京日报, 17 septembre 2018, accessible en ligne : http://bjrb.bjd.com.cn/html/2018-09/17/content_282292.htm
[14] Clifford Geertz, 1974. « From the Native’s Point of View : On the Nature of Anthropological Understanding », dans : Bulletin of the American Academy of Arts and Sciences, Vol. 28, No 1, p. 26-45. La question de savoir s’il fallait ou non être Chinois pour être capable d’exprimer une compréhension authentique de la Chine n’a rien de nouveau, et elle a marqué considérablement le développement de l’anthropologie chinoise tout au long du XXe siècle. Allan Chun, 2012. « From Sinicization to Indigenization in the Social Sciences : Is That All There Is ? », dans : A. Dirlik et al. (eds). Sociology and Anthropology in Twentieth-Century China : Between Universalism and Indigenism. Hong Kong : the Chinese University Press : 255-282.
[15] Son texte se veut une critique de la position favorable de Yao Dali à l’égard de la NHQ. Intitulé « Hanhua zhiwai bie wulu – Ping Yao Dali ‘Bu zai shuo ‘Hanhua’ de jiu gushi’ 汉化之外别无路:一读姚大力“不再说‘汉化’的旧故事 », publié le 2 octobre 2016, disponible sur les portails weibo et douban. En ligne. https://www.weibo.com/p/2304185ca1adb10102xqlh
[16] Yang Yimao, 2016 et Yang Yimao, op.cit., 2018.
[17] Xu Hong, op.cit., 2016 ; Liu Xiaomeng, 2010. L’indigénisation (bentuhua, 本土化) des sciences humaines est un thème qui a gagné en importance au cours des dernières années en Chine, comme en fait foi la recommandation de Xi Jinping dans le cadre du Symposium en philosophie et en sciences sociales, tenu à Beijing le 17 mai 2016. Voir : « Top 10 Developments in the Studies of Chinese Humanities in 2016 », Journal of Chinese Humanities, 3 (2) 2017 : 225-232.
[18] Richard J. Smith, 2015. The Qing Dynasty and Traditional Chinese Culture. Rowman and Littlefield ; Wu Guo. 2016 ; Mario Cams, 2016 ; Yang Nianqun. 2016. « Moving Beyond “Sinicization” and “Manchu Characteristics” : Can a research on Qing History take a Third Path ? ». Journal of Contemporary Chinese Thought, Vol. 47 (1) : 44-58.
[19] Voir par exemple : Joël Thoraval, 1999. « L’usage de la notion d’‘ethnicité’ appliquée à l’univers culturel chinois ». Perspectives chinoises, 54 : 44-59 ; Qi Meiqin 祁美琴. 2017. « Cong Qingdai Man-Meng wen dang’an kan ‘feihan’ qunti de Zhongguo guan 从清代满蒙文档案看“非汉”群体的中国观 ». 清史研究 The Qing History Journal, 4 : 19-31.
[20] Le débat sur la réception de la NHQ en Chine est loin d’être terminé, même si on remarque un important raidissement idéologique au cours de la dernière année, donnant parfois l’impression que seule la représentation orthodoxe acceptée par le PCC aurait voix au chapitre. Voir à ce sujet les commentaires publiés le 11 janvier 2019 sur le site de l’Académie chinoise des sciences sociales au sujet du récent ouvrage de Zhong Han 钟焓 (Qing chao shi de jiben tezheng zai tanjiu : Yi dui beimei ‘Xin Qing shi’ guandian de fansi wei zhongxin 清朝史的基本特征再探究:一对北美“新清史”观点的反思为中心) qui réfute l’ensemble des propositions de la NHQ (Zhongyang minzu daxue chubanshe, 2018).En ligne. http://www.cssn.cn/zx/bwyc/201901/t20190111_4809987.shtml
Titulaire d’un doctorat en histoire (Université Laval, 2015), Carl Déry enseigne l’histoire de la Chine depuis une dizaine d’années maintenant, d’abord en Chine, à Chongqing et à Chengdu, mais surtout au Québec, à l’UQTR et à l’Université de Sherbrooke, ainsi que plus récemment, à l’Université Saint-Mary d’Halifax. Il a notamment publié Diplomatie, rhétorique et canonnières : Relations entre la Chine et l’Angleterre, de l’ambassade Macartney à la guerre de l’Opium, 1793-1842 (PUL, 2007).
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