L’écriture de l’histoire chinoise a considérablement évolué au cours des dernières décennies, comme en témoignent les nouvelles approches et perspectives qui ont essaimé de par le monde. Néanmoins, les historiens qui s’expriment de l’intérieur de la Chine et ceux qui parlent de l’extérieur au sujet de la Chine ont des motivations politiques ou culturelles distinctes et ils expriment parfois des visées contradictoires. Il n’est pas rare de voir surgir entre eux des tensions sur l’importance accordée à l’histoire mondiale, les impératifs liés à l’écriture de l’histoire nationale ou encore la mise en valeur de l’unité de la Chine. C’est ce genre de discordes qu’on retrouve dans le débat suscité par la diffusion et la réception en Chine de la « Nouvelle Histoire des Qing (NHQ,xin Qingshi, 新清史) » [1].
Émergence d’une « école de pensée » [2]
La Nouvelle Histoire des Qing est une école de pensée qui est apparue à partir des années 1980 chez les sinologues américains et qui a pris une ampleur mondiale depuis le tournant des années 2000 [3].Plusieurs facteurs ont contribué à l’émergence de la NHQ, dont l’ouverture de nombreuses archives aux Occidentaux, l’accès aux régions isolées du territoire chinois ainsi que l’apprentissage des langues et la découverte des cultures matérielles qui y sont rattachées. Ainsi, des « approches interdisciplinaires se sont développées à partir de méthodologies empruntées aux domaines de l’anthropologie, l’histoire de l’art, la littérature et les sciences sociales » [4].Reflet d’un révisionnisme postmoderne, la NHQ a été fortement inspirée par les Cultural Studies et elle se nourrit de la World History, notamment en ce qui a trait aux approches territoriales et identitaires. Elle désigne une mouvance intellectuelle qui aborde l’histoire de la dynastie Qing (1644-1911) en soulignant la spécificité de l’empire mandchou à l’égard de la tradition chinoise, ainsi que sa similarité avec les autres entités politiques de l’époque prémoderne. La NHQ propose une perspective globale comparative qui met l’ethnicité à l’avant-plan et s’appuie sur l’étude de la langue mandchoue comme critère de légitimité, offrant une réévaluation de certaines conceptions traditionnelles de l’histoire dynastique chinoise [5]. Rejetant toute forme de téléologie, « la Nouvelle histoire des Qing remet directement en cause l’idée reçue d’une assimilation inévitable, unidirectionnelle, à une norme chinoise » [6].
- Portrait du garde impérial Uksiltu (1760) tiré de la collection de Dame Dora Wong, OSJ
Publié par : Mark C. Elliott, The Manchu Way (Stanford University Press, 2001)
La dynastie Qing a été fondée par les Manzhou 满洲, une confédération de tribus Jürchen originaires de la région de Changbai shan 长白山, dont le mode de vie se trouvait à la jonction de traditions nomades et sédentaires, combinant chasse, pêche et pratiques agricoles, et bénéficiant des fruits d’un commerce tributaire en tant que vassal de la dynastie Ming. Pour la NHQ, cette hybridité culturelle initiale demeure la clé du succès de leur conquête et de leur capacité d’adaptation remarquable et soutenue.Véritables caméléons culturels, les Mandchous parvinrent à établir un État composite constitué d’éléments hétéroclites, empruntés à la tradition chinoise ou inspirés de la steppe, dont l’équilibre reposait sur des institutions spécifiques et des frontières nettement tracées entre les populations, perçues comme des « clientèles territoriales » [7].
La NHQ n’a rien de monolithique et elle repose sur de nombreux paradoxes, à commencer par la prétention de sa « nouveauté », puisqu’elle s’appuie ouvertement sur les progrès réalisés depuis les années 1970 par des historiens chinois, japonais et occidentaux [8].La perspective globale de la NHQ permet d’extraire la dynastie Qing du carcan de l’histoire strictement chinoise dans laquelle elle fut longtemps enfermée. Elle décrit ainsi l’empire Qing comme un « régime de conquête » dont les besoins liés à l’établissement et au maintien de son pouvoir enjoignent cependant à devoir mettre partiellement de côté l’origine ethnique de la maison impériale [9].Finalement, malgré un repositionnement des Mandchous dans le flux de l’histoire mondiale, la dynastie Qing s’inscrit d’abord dans le cycle dynastique de l’histoire impériale chinoise et nul ne saurait faire l’économie de cet héritage complexe [10].En fait, l’établissement du pouvoir des Mandchous et la consolidation de leur domination reposait sur deux prémisses complémentaires, qui pouvaient aussi s’avérer contradictoires à l’occasion : l’acceptation des normes politiques chinoises et le maintien d’une distinction nette entre la population conquise et le groupe conquérant [11].Cette représentation duelle de la conquête implique la question du degré de sinisation de la dynastie Qing, jouant un rôle central dans le débat lié à la réception de la NHQ. D’un côté on soutient que le succès des Mandchous résulte d’une politique de « sinisation systématique » [12],et de l’autre, on souligne leurs « politiques culturelles flexibles » qui favorisaient l’intégration des populations de l’Asie intérieure [13].
- Carte de l’empire Qing, vers 1820
Tirée de : Dittmar Shorkowitz and Chia Ning (ed.), Managing Frontiers in Qing China : The Lifanyuan and Libu Revisited (Brill, 2017).
Réception en Chine
La diffusion de la NHQ suscita de nombreuses réactions en Chine et il faudra attendre quelques années avant de pouvoir mesurer toute l’ampleur de cette onde de choc. Depuis les premiers textes qui en firent mention en 2006 et 2008 [14],le nombre de publications n’a cessé de croître, particulièrement suite à la tenue à Beijing d’un symposium international sur « La politique de la dynastie Qing et l’identité nationale » en août 2010, et la parution des actes en 2012 [15].Il existe une très forte hétérogénéité de réactions à l’égard de la NHQ, et l’éventail des réponses trouvées nous invite à faire preuve de prudence dans nos analyses et nous méfier des généralisations. Le spectre varie entre ceux qui se montrent très ouverts et nuancés dans leurs propos face aux nouvelles perspectives [16],et ceux qui se montrent très critiques, voire chauvins et cinglants [17].Cependant, indépendamment de leur position, la majorité des auteurs soutiennent que la polémique entre Rawski et Ho Ping-ti sur la sinisation des Mandchous constitue le point de départ de ce débat [18].
L’émergence du débat lié à la NHQ coïncide avec un resserrement politique des règles dans les milieux universitaires et dans les milieux de la publication en Chine. Cependant, avant de chercher à interpréter cette dispute en fonction de critères politiques, une analyse du langage contenu dans les textes des auteurs chinois s’avère essentielle. C’est d’ailleurs ce que nous vous proposerons d’explorer lors d’un prochain article sur le sujet (à suivre).
Légende (photo de couverture) : Empereur Qianlong, chevauchant en habit cérémoniel, Giuseppe Castiglione (1758).
Source : https://en.wikipedia.org/wiki/File:The_Qianlong_Emperor_in_Ceremonial_Armour_on_Horseback.jpg
Cet article est le fruit d’une recherche réalisée grâce au soutien financier du CRSH, par l’octroi d’une bourse postdoctorale. Je tiens à remercier le professeur David Ownby du département d’histoire de l’Université de Montréal pour l’encadrement offert ainsi que son soutien dans la réalisation de la présente recherche.
[1] Le terme New Qing History aurait été utilisé pour la première fois en 2004, par Waley-Cohen, Joanna, 2004. « The New Qing History », dans : Radical History Review, Issue 88, Winter, p.193-206, ainsi que dans l’ouvrage publié sous la direction de Ruth W. Dunnel, Mark C. Elliott, Philippe Foret et James A. Millward, 2004.New Qing Imperial History : The Making of Inner Asian Empire at Qing Chengde, Routledge.
[2] Même si des auteurs associés à cette mouvance intellectuelle ont exprimé d’importantes réserves quant à leur affiliation à la NHQ, il m’apparaît justifié et plus simple de parler d’une « école de pensée ». D’une part, les thèmes, les approches, les méthodes, et les perspectives utilisées témoignent d’une dynamique similaire qui s’inscrit dans l’évolution des études sinologiques américaines des années 1980-1990. D’autre part, la réception des idées de ces auteurs, particulièrement en Chine, a renforcé dans l’imaginaire des lecteurs la communauté d’appartenance des textes qui y sont associés. On peut donc parler d’une « école de pensée » malgré l’intention des auteurs ou leurs divergences d’opinions sur des sujets spécifiques, et sans qu’il ne soit nécessaire d’y trouver un programme directif commun.
[3] Le noyau de la NHQ a été consolidé par la publication des comptes-rendus de R. Kent Guy et Sudipta Sen, qui portaient sur ce que plusieurs considèrent dorénavant « les quatre livres » fondateurs, soit ceux de Crossley (Translucent Mirror), Elliott (Manchu Way), Raswki (Last Emperors) et Rhoads (Manchus & Han). Kent Guy, R, 2002. « Who Were the Manchus ? A Review Essay », dans : The Journal of Asian Studies, 61, no 1, Feb, p. 151-164 ; Sudipta Sen, 2002. « The New Frontiers of Manchu China an the Historiography of Asian Empires : A Review Essay », dans : The Journal of Asian Studies, 61, no 1, Feb, p. 165-177.
[4] Newby, L.J, 2011. « China : Pax Manjurica », dans : Journal for Eighteenth-Century Studies, Vol. 34, 4, p. 557.
[5] Cams, Mario, 2016. « Recent Additions to the New Qing History Debate », dans : Journal of Contemporary Chinese Thought, Vol. 47 (1), p. 1-4 ; Wu, Guo, 2016. « New Qing History : Dispute, Dialog, and Influence », dans : The Chinese Historical Review, 23 (1) May, p. 47-69.
[6] Elliott, Mark C, 2006. « La Chine moderne : Les Mandchous et la définition de la nation », dans : Annales HSS, nov.-déc. (6), p. 1458.
[7] Crossley, Pamela Kyle, 2008. « Pluralité impériale et identités subjectives dans la Chine des Qing », dans : Annales HSS, mai-juin (3), p. 597-621.
[8] Ding Yizhuang 定宜庄 & Mark C. Elliott 欧立德, 2013. « 21世纪如何书写中国历史 :“新清史”研究的影响与回应 (Comment écrire l’histoire de la Chine au 21e siècle : Influences et réactions face aux recherches de la “Nouvelle Histoire des Qing”) », dans : 历史学评论 Critical Historical Review, vol. 1, p. 127.
[9] Crossley, Pamela Kyle, 1999. A Translucent Mirror : History and Identity in Qing Imperial Ideology. Berkeley : University of California Press.
[10] Hay, Jonathan, 2004. « The Diachronics of Early Qing Visual and Material Culture », dans : Lynn A. Struve (ed.). The Qing Formation in World-Historical Time. Cambridge (Mass.) : Harvard University Press, p. 303-334.
[11] Elliott, Mark C. 2001, The Manchu Way : The Eight Banners and Ethnic Identity in Late Imperial China. Stanford : Stanford University Press, p. xiv.
[12] Ho Ping-ti. 1998, « In Defense of Sinicization : A Rebuttal of Evelyn Rawsky’s “Reenvisioning the Qing” », dans : The Journal of Asian Studies, Vol. 57 (1) Feb, p. 123-155 ; Ho Ping-ti, 1967. « The Significance of the Ch’ing Period in Chinese History », dans : The Journal of Asian Studies, Vol. 26 (2) Feb, p. 189-195.
[13] Rawski, Evelyn S, 1996. « Presidential Address : Reenvisioning the Qing : The Significance of the Qing Period in Chinese History », dans : The Journal of Asian Studies, vol. 55 (4) Nov, p. 829-850.
[14] Elliott, Mark C, 欧立德. 2006. « 满文档案与“新清史” (Les archives en langue mandchoue et la “Nouvelle Histoire des Qing”) », dans : 故宫学术季刊 (Journal de la Cité interdite), vol. 24, no 2, p. 1-18 ; Ding Yizhuang 定宜庄, 2008. « 由美国的“新清史”研究引发的感想 (Réflexions suscitées par les recherches sur la “Nouvelle Histoire des Qing” américaine) », dans : 清华大学学报 Journal of Tsinghua University, 1, p. 9-11.
[15] Liu Fengyun 刘风云 & Liu Wenpeng 刘文鹏 (eds), 2010. 清朝的国家认同:“新清史”研究与争鸣 (Identité Nationale de la dynastie Qing : Recherches et controverses sur la “Nouvelle Histoire des Qing”). Beijing : Zhongguo renmin daxue chubanshe ; Liu Fengyun, Dong Jianzhong 董建中 & Liu Wenpeng (eds). 2012. 清代政治与国家认同 (La politique de la dynastie Qing et l’identité nationale). 2 tomes. Beijing : Shehui kexue wenxian chubanshe.
[16] Liu Xiaomeng 刘小萌, 2010. « 关于新清史的几点看法 (Quelques idées au sujet de la Nouvelle Histoire des Qing) », dans : 近代中国研究 (Recherches sur la Chine moderne) ; Yao Dali 姚大力, 2015. « 不再说“汉化”的旧故事:我们可从“新清史”学习什么 (Cessons de parler de la vieille histoire de la “sinisation” : Que peut-on apprendre de la “Nouvelle Histoire des Qing”) ?, dans : 东方早报 (Oriental Morning Post).
[17] Li Aiyong 李爱勇, 2012. « 新清史与“中华帝国”问题:有一次冲击与反应 (La Nouvelle Histoire des Qing et la question de ‘l’empire chinois’ : Une autre action et réaction) ? », dans : Shixue yuekan 史學月刊, 4, p. 106-118 ; Li Zhiting 李治亭, 2015. « “新清史”:“新帝国主义”史学标本 (‘La Nouvelle Histoire des Qing’ : Un spécimen historiographique de ‘néo-impérialisme’) », dans : Zhongguo Shehui Kexue wang 中國社會科學网. 20 avril 2015 ; Yang Yimao 杨益茂, 2016. « “新清史”背后的学风问题 (Problèmes avec le style d’études derrière la ‘Nouvelle Histoire des Qing’) », dans :Zhonguo shehui kexue bao 中国社会科学报.
[18] Traduits initialement en Chinois et publiés en 1999 (Rawski) et en 2000 (Ho Ping-ti) dans la revue Qing shi yanjiu 清史研究, les textes de cette polémique ont été réédités avec quelques modifications dans l’ouvrage de Liu Fengyun et Liu Wenpeng (2010). D’autres polémiques similaires ont été soulevées avec le temps, notamment entre Pei Huang et Mark C. Elliott. Ce dernier ayant offert une critique très sévère du livre du premier, Re-Orienting the Manchus : A Study of Sinicization (Cornell University, 2011), qu’il accuse de faire l’apologie d’une vision stéréotypée de la sinisation, reposant sur des jugements préconçus visant à « préserver une représentation dépassée de l’histoire des Mandchous ». Voir : Journal of the Economic and Social History of the Orient (JESHO), 54, 2011, p. 584-588.