La culture stratégique en contexte de régime militaire se comprend comme un ensemble distinctif de croyances et de normes au regard de la sécurité nationale, de la place de l’État sur la scène internationale, et de la portée de ses ambitions stratégiques. Une culture stratégique peut être divisée en sous-cultures. Celles-ci partagent un ensemble de croyances communes, traduites par des orientations stratégiques. Toutefois, les adhérents aux sous-cultures diffèrent entre eux par leurs préférences normatives, c’est-à-dire les normes favorisées pour atteindre les objectifs issus des orientations stratégiques. On peut classer les sous-cultures sur un continuum qui va de hardliner à softliner, les premiers étant intransigeants face à leurs préférences politiques et à la manière d’atteindre leurs objectifs stratégiques, tandis que les seconds sont davantage flexibles. Il faut noter que ces sous-cultures ne sont pas l’équivalent de factions. Dans le cas birman, l’organisation des factions au sein de l’armée repose sur des dynamiques personnelles et structurelles plutôt qu’ethniques ou idéologiques [2]. Ainsi, au sein d’une même faction, on peut retrouver des individus appartenant à des sous-cultures stratégiques différentes.
- Rassemblement partisan de la LND, le parti d’Aung San Suu Kyi. Crédits : Bangkok Post.
Trois orientations stratégiques caractérisent la culture stratégique des militaires birmans : l’unité nationale, la stabilité intérieure, et la neutralité sur la scène internationale. Depuis la prise du pouvoir par la Tatmadaw en 1962, les normes appliquées pour respecter ces orientations étaient généralement celles favorisées par les hardliners. Afin de mater les revendications sécessionnistes issues de certains groupes ethniques et d’ainsi défendre l’unité nationale, la confrontation directe a longtemps prévalu. De plus, pour les mêmes raisons, un centralisme politique a été mis de l’avant. Il était de l’avis des hardliners, comme on peut le lire sur la muraille du palais de Mandalay, que les « ennemis de l’union » devaient être écrasés. Concernant la stabilité intérieure, les hardliners ont principalement opté pour l’infiltration de la société civile et la répression. Il n’était en effet pas question de reculer face aux revendications issues de la population : il valait mieux les étouffer. Si les élections de 1990 semblaient être une exception à cette règle, la non-reconnaissance des résultats qui a suivi a démontré que les généraux n’étaient pas prêts à faire de vraies concessions. Finalement, concernant la neutralité sur la scène internationale, les hardliners ont favorisé l’isolationnisme, limitant au maximum l’établissement de relations avec d’autres États dans l’optique de conserver un statut neutre.
- La muraille du palais de Mandalay, sur laquelle on lit ’’La Tatmadaw et le peuple coopèrent et écrasent tous ceux qui nuisent à l’union’’. Crédits : World-adventurer.com
Or, au fil des années, force fût de reconnaître que ces politiques n’ont pas permis l’atteinte des objectifs stratégiques du régime. Tout d’abord, la guerre civile au Myanmar n’a jamais été aussi intense depuis la fin des années 1980 [3]. Des conflits font rage aux quatre coins du pays, et l’armée a récemment compris qu’une nouvelle approche s’imposait afin de les résoudre. Devant l’échec des politiques des hardliners, les softliners ont pu imposer leurs préférences normatives. Il s’agit de la conduite de négociations, plutôt que de la confrontation, et l’éventuelle mise en place d’un système fédéral, cette dernière idée ayant longtemps été taboue au sein de la Tatmadaw [4].
Ensuite, les hardliners ont également failli dans leur tâche d’assurer la stabilité intérieure du pays. L’exemple le plus récent et frappant est celui de la révolution safran de 2007, tandis que des milliers de moines, suivis par des civils, ont défilé dans les rues pour protester contre le régime. Les événements ont vite dégénéré et se sont terminés dans un bain de sang, ponctué par la mort non seulement de civils, mais aussi de bonzes. Le meurtre de moines bouddhistes était en soi une ligne à ne pas franchir, la religion occupant une place centrale au Myanmar. Ainsi, ces dérapages ont légitimé les softliners, pour qui la stabilité intérieure sera plus aisément atteinte par une ouverture de la société civile et une certaine inclusion de celle-ci dans les processus décisionnels.
- Rassemblement partisan de l’USDP, le parti lié à la Tatmadaw. Crédits : Reuters.
Finalement, les tentatives des hardliners d’assurer la neutralité du Myanmar sur la scène internationale se sont aussi soldés en échec. Suite à l’imposition de sanctions économiques par un grand nombre de pays occidentaux au début des années 1990, le Myanmar s’est retrouvé en position délicate. L’isolationnisme jusqu’ici préconisé, ciblant surtout la non-adhésion à des traités bilatéraux ou multilatéraux, permettait les échanges avec d’autres États ainsi que les investissements étrangers. Or, les sanctions vont fermer le robinet des investissements occidentaux, et le Myanmar sera progressivement aspiré dans la sphère d’influence chinoise, influence qui grandira sans cesse [5]. À ce sujet, Bertil Lintner affirme avoir eu accès à des documents classifiés indiquant que la lourde dépendance du Myanmar face à la Chine a amené les dirigeants à réaliser l’importance d’une ouverture vers l’Occident [6]. Or, la levée des sanctions et le rapprochement avec l’Occident souhaités par les softliners dépendaient d’une ouverture du régime. Sans démocratie, du moins en façade, impossible de rétablir des liens avec les États-Unis, le Canada, ou l’Union européenne.
Ainsi, qu’il s’agisse de négociations avec les différents groupes armés, de l’établissement d’un système fédéral, de l’ouverture et de l’inclusion de la société civile, ou encore d’un contrebalancement de l’influence chinoise par un rapprochement avec l’Occident, les préférences normatives des softliners ont un point commun : elles nécessitaient une ouverture du système politique afin de pouvoir être mises en application. Comme l’atteinte des objectifs stratégiques de la Tatmadaw dépend de l’application de politiques efficaces, et comme les politiques préconisées par les hardliners se sont soldées en échec, l’ouverture politique du pays s’imposait comme la meilleure solution pour les militaires. Toutefois, des nuances s’imposent : cette ouverture politique est chapeautée par l’armée, qui conserve 25% des sièges au parlement, a le contrôle sur trois ministères-clés, et jouit d’un veto sur toute réforme constitutionnelle. Finalement, on comprend que malgré la défaite écrasante du Union Solidarity and Development Party (USDP, parti proche de l’armée), les élections de 2015 servent les intérêts des militaires, leurs orientations stratégiques restant pour le moment inchangées.
Crédits (photo de couverture) : Stupas et charette à boeufs sur une plage. http://www.luxuryprivatetravel.de/myanmar-signature-journeys/08d07n-classic-deluxe-myanmar-tour.54.html