Je m’attendais à accueillir 15 femmes, 20 tout au plus, lors d’un groupe de discussion organisé par Focus on the Global South à Isla de Gigantes dans le cadre d’une évaluation préliminaire des zones affectées par le super-typhon Haiyan (connu localement sous le nom de Yolanda). J’ai été bouleversée par l’arrivée de près d’une certaine de femmes qui m’ont entourée dans cette petite maison de bambou, dépourvue de plafond et de murs, une bâche bleue en plastique faisant office de toit. La tente Coleman qui leur servait d’abri de fortune était un don de la part de touristes étrangers. Ces épouses, mères et filles de pêcheurs étaient toutes membres de l’Association de pêche artisanale de Lantangan (AMMALAN). Elles m’ont raconté l’histoire de leur survie et leurs craintes quant à l’avenir.
Elles s’étaient à peine remises du typhon précédent, qui les a frappées en 2008, lorsque Yolanda a dévasté Lantangan, qui compte un peu moins de 10 000 habitants. La pêche est le principal moyen de subsistance sur cette île de la province d’Iloilo. Située dans la mer Visayan, elle est rarement visitée car difficilement accessible étant donné la distance qui la sépare de la grande île de Panday, la puissance des vagues et ses falaises de calcaire particulièrement raides. Lantagan est par conséquent l’un des barangay [1] les plus pauvres de la province.
Des estimations stipulent que plus de 90% des habitations de l’île ont été endommagées et la quasi-totalité des bateaux de pêche détruits par le typhon. L’aide humanitaire, qui provient de nombreuses sources [2] et était composée de riz, d’eau potable, de conserves, de vêtements et de bâches pour les habitations détruites, paraissait de prime abord très importante. Dans les faits, la répartition a cependant été extrêmement inégale : sur 1 252 familles, seulement 500 ont pu en bénéficier.
Selon les femmes de Lantangan, Yolanda a bien entendu eu des effets immédiats sévères – la mort des proches, la destruction des habitations et des bateaux. Or, des conséquences à long terme se font également sentir et qui sont assez inquiétantes.
Jesus Tundag, membre d’AMMALAN, souligne qu’une source de revenus stable est plus difficile à trouver pour les habitants depuis le passage de Yolanda. Non seulement les bateaux ont été détruits, mais les pêcheurs sont de plus en plus concurrencés par la pêche commerciale. Un autre pêcheur prédit que d’ici un an, la surpêche et la surexploitation des ressources aquatiques dans la mer Visayan rendront la situation encore plus rude. Des milliers de coraux, où les poissons allaient auparavant frayer, ont été détruits par le typhon, rendant la ponte impossible et nuisant considérablement à la repopulation.
La sécurité d’emploi est aujourd’hui un enjeu prioritaire pour la communauté. Marlyn Varilla, l’une de femmes ayant participé au groupe de discussion, témoigne : « Il est difficile de se remettre de cette dure épreuve, car nous n’avons pas les ressources nécessaires pour reconstruire les bateaux. Nous n’avons plus aucune autre source de revenus et nous ne pouvons plus pêcher étant donné le trop haut niveau d’agitation de la mer. La communauté est vouée à la famine. »
D’autres femmes mentionnent que bien qu’elles soient reconnaissantes de l’aide fournie, elles ont aujourd’hui besoin d’un soutien plus durable, qui leur permette de gagner leur vie.
Pour surmonter la crise, les femmes de Lantangan ont dû trouver d’autres moyens de subsistance plus précaires, comme la lessive et la vente ambulante, ou se sont tournées vers le prêt informel. Elles sautent parfois un repas, voire deux par jour.
Si la situation perdure, la mendicité, jusqu’ici une solution temporaire, pourrait bien devenir un véritable mode de vie pour la communauté. Les effets de Yolanda risquent ainsi de devenir chroniques.
Pour que le village émerge de cette crise, une solution globale doit être mise en place qui pallie non seulement la vulnérabilité des habitants mais ouvre la voie à une réhabilitation sur le long terme. Il s’agit peut-être d’une tâche impossible à concrétiser pleinement, mais qui aurait au moins le mérite de permettre aux habitants de panser leurs plaies et d’entamer une véritable reconstruction. Il est crucial que les personnes affectées soient intégrées pleinement à ce processus, qu’elles ne soient pas uniquement considérées comme des victimes mais également comme des acteurs de changement, capables d’améliorer leur propre condition.
Mon séjour sur l’île m’a donné l’impression que le village avait retrouvé un semblant de normalité – les enfants jouent sur la plage, vont à l’école, même si moins souvent qu’avant, et plusieurs bateaux sont aujourd’hui en voie d’être réparés. Pour que le village récupère complètement, cependant, l’intervention doit être stratégique, durable et élaborée conjointement par les acteurs locaux et les autorités des différents pays fournisseurs d’aide. De l’avis de Norife Tundag, sortir de cette situation sur le long terme requiert l’adoption d’un mode de vie plus simple, qui permettrait aux habitants de reprendre le contrôle sur leur vie, d’être autonomes face à l’aide extérieure tout en étant en mesure d’assurer un minimum en matière de conditions de vie – manger trois repas par jour, vivre dans un abri sécuritaire, être en santé, envoyer les enfants à l’école et gagner sa vie décemment. La reconstruction ne peut se produire que si l’on donne aux communautés touchées la possibilité de se tenir debout par elles-mêmes.
Ce texte est adapté d’une publication initiale en anglais pour le site Rappler.com. La version originale est disponible ici : http://www.rappler.com/move-ph/ispeak/52408-rebuilding-lives-women-isla-de-gigantes.
Crédits photos : Mary Ann Manahan.