La colonisation française en Indochine et l’établissement du protectorat au Cambodge en 1863 ont emporté dans leur sillage les explorateurs qui ont fait découvrir Angkor [1],alors encore en territoire siamois, à l’Europe. La rétrocession par le Siam des provinces du nord-ouest, obtenue en 1907 à la suite des négociations menées par le gouvernement colonial, permettent la création d’une Conservation d’Angkor dépendant de l’Ecole Française d’Extrême-Orient (EFEO) dès 1908. Ses travaux consistent en recherches archéologiques, mais aussi en déblaiements et en consolidations. Les édifices, retrouvés effondrés sous la forêt luxuriante, sont dégagés puis reconstruits selon la technique de l’anastylose, donnant au site l’allure qu’il a aujourd’hui [2].
Enjeu important de la souveraineté territoriale cambodgienne recouvrée, Angkor est aussi le symbole prestigieux de l’œuvre française en Indochine dans la propagande coloniale. La copie de la partie centrale d’Angkor Vat à l’Exposition Universelle de Paris en 1931, des romans [3], le célèbre scandale de l’« Affaire Malraux » créent une fascination grandissante, et un tropisme touristique naissant, réservé à l’époque à une élite économique occidentale [4].
- Réplique de la partie centrale d’Angkor Vat à l’Exposition Universelle de Paris, 1931
Avec la seconde Guerre Mondiale, la souveraineté cambodgienne sur les provinces du nord-ouest est à nouveau remise en question. Elle est cette fois-ci négociée par les forces d’occupations japonaises auprès de la Thaïlande, sur la base d’une collaboration culturelle avec la France de Vichy endossée par l’EFEO [5]. De justesse, Angkor reste cambodgien malgré une redéfinition (temporaire) de la frontière septentrionale [6].À la suite de la première guerre d’Indochine, la France perd tout pouvoir sur ses colonies indochinoises : le Cambodge est indépendant en 1953.
Angkor devient le théâtre des représentations diplomatiques et le décor des films [7] du Prince Norodom Sihanouk, qui dirige le pays à la tête du Sangkum [8] de 1955 à 1969. Des archéologues, conservateurs, restaurateurs et chercheurs Cambodgiens sont formés par l’Université Royale des Beaux-Arts de Phnom Penh en partenariat avec l’EFEO, invitée par le Prince à continuer ses chantiers et ses recherches à Angkor [9]. Mais la première génération d’étudiants Cambodgiens parvient aux postes clefs de la gestion du patrimoine dans un contexte à nouveau troublé.
La guerre civile balaie l’ensemble des efforts fournis par le Sangkum, puis par la République de Lon Nol pour le développement du pays et la khmérisation des élites. Les intellectuels qui ne sont pas parvenus à fuir sont systématiquement assassinés par le régime des Khmers rouges, durant les trois ans de cauchemar qu’ils infligent au Cambodge de 1975 à 1979.
- Même sous les Khmers rouges, Angkor reste le lieu privilégié des réceptions diplomatiques. Visite d’une délégation chinoise et laotienne, 1976, INA
Malgré la difficulté de reconstruire un pays rendu exsangue, la Conservation d’Angkor est remise en activité dès 1979 par les troupes d’occupations vietnamiennes qui ont chassé les Khmers rouges [10]. Quelques pays dont les gouvernements reconnaissent la République Populaire du Kampuchea interviennent sur le site, notamment l’Inde à Angkor Vat. Il faut cependant attendre les Accords de Paris en 1991, et la reconnaissance par la communauté internationale du gouvernement cambodgien libéré de sa tutelle vietnamienne pour que les travaux de recherche et de restauration puissent véritablement reprendre sur les temples.
En 1992, Angkor est inscrit à la liste du patrimoine mondial de l’Humanité de l’UNESCO, ouvrant les travaux à l’ensemble des pays du monde. En 25 ans, 19 pays et plus de 60 projets interviennent à Angkor, en partenariat avec l’Autorité nationale pour la Protection du Site et l’Aménagement de la Région d’Angkor (APSARA) et le suivi du Comité International de Coordination [11]. Certains de ces projets font fabuleusement avancer la connaissance sur Angkor, comme le Angkor Research Program (Université de Sydney/EFEO) et ses découvertes grâce à la technologie LIDAR. Beaucoup se concentrent sur la restauration des temples, confrontés aux nouveaux défis du tourisme de masse [12] : le German Apsara Conservation Project, le World Monument Funds, la Chine, le Japan-APSARA Safeguarding Angkor, l’Archaeological Survey of India…
La prospérité des chantiers et des programmes de recherches coïncide avec les liens diplomatiques et économiques tissés par le Cambodge à l’étranger. Comme depuis un siècle, les temples d’Angkor sont les hérauts des relations internationales cambodgiennes, dont ils arborent, près de leurs entrées, les drapeaux sur leurs panneaux introductifs [13].
Légende (photo de couverture) : L’évolution des drapeaux du Cambodge de 1863 à nos jours : différentes interprétations des tours centrales d’Angkor Vat