Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

Angkor, l’archéologie au service de la diplomatie

samedi 9 février 2019, par Sophie Biard

L’immensité du site d’Angkor témoigne de la gloire de l’ancien Empire khmer, dont il a été la capitale à partir du IXe siècle, jusqu’à sa prise par le Siam au XVe siècle. Cependant, la connaissance de ce site archéologique et son aspect actuel sont le résultat d’un processus de mise en valeur tributaire de l’histoire contemporaine du Cambodge. Son développement est en effet lié aux différents contextes politiques que le pays a connus, depuis le protectorat français qui l’a mis en place jusqu’à nos jours.

La colonisation française en Indochine et l’établissement du protectorat au Cambodge en 1863 ont emporté dans leur sillage les explorateurs qui ont fait découvrir Angkor [1],alors encore en territoire siamois, à l’Europe. La rétrocession par le Siam des provinces du nord-ouest, obtenue en 1907 à la suite des négociations menées par le gouvernement colonial, permettent la création d’une Conservation d’Angkor dépendant de l’Ecole Française d’Extrême-Orient (EFEO) dès 1908. Ses travaux consistent en recherches archéologiques, mais aussi en déblaiements et en consolidations. Les édifices, retrouvés effondrés sous la forêt luxuriante, sont dégagés puis reconstruits selon la technique de l’anastylose, donnant au site l’allure qu’il a aujourd’hui [2].

Enjeu important de la souveraineté territoriale cambodgienne recouvrée, Angkor est aussi le symbole prestigieux de l’œuvre française en Indochine dans la propagande coloniale. La copie de la partie centrale d’Angkor Vat à l’Exposition Universelle de Paris en 1931, des romans [3], le célèbre scandale de l’« Affaire Malraux » créent une fascination grandissante, et un tropisme touristique naissant, réservé à l’époque à une élite économique occidentale [4].

Réplique de la partie centrale d’Angkor Vat à l’Exposition Universelle de Paris, 1931

Avec la seconde Guerre Mondiale, la souveraineté cambodgienne sur les provinces du nord-ouest est à nouveau remise en question. Elle est cette fois-ci négociée par les forces d’occupations japonaises auprès de la Thaïlande, sur la base d’une collaboration culturelle avec la France de Vichy endossée par l’EFEO [5]. De justesse, Angkor reste cambodgien malgré une redéfinition (temporaire) de la frontière septentrionale [6].À la suite de la première guerre d’Indochine, la France perd tout pouvoir sur ses colonies indochinoises : le Cambodge est indépendant en 1953.

Angkor devient le théâtre des représentations diplomatiques et le décor des films [7] du Prince Norodom Sihanouk, qui dirige le pays à la tête du Sangkum [8] de 1955 à 1969. Des archéologues, conservateurs, restaurateurs et chercheurs Cambodgiens sont formés par l’Université Royale des Beaux-Arts de Phnom Penh en partenariat avec l’EFEO, invitée par le Prince à continuer ses chantiers et ses recherches à Angkor [9]. Mais la première génération d’étudiants Cambodgiens parvient aux postes clefs de la gestion du patrimoine dans un contexte à nouveau troublé.

La guerre civile balaie l’ensemble des efforts fournis par le Sangkum, puis par la République de Lon Nol pour le développement du pays et la khmérisation des élites. Les intellectuels qui ne sont pas parvenus à fuir sont systématiquement assassinés par le régime des Khmers rouges, durant les trois ans de cauchemar qu’ils infligent au Cambodge de 1975 à 1979.

Même sous les Khmers rouges, Angkor reste le lieu privilégié des réceptions diplomatiques. Visite d’une délégation chinoise et laotienne, 1976, INA

Malgré la difficulté de reconstruire un pays rendu exsangue, la Conservation d’Angkor est remise en activité dès 1979 par les troupes d’occupations vietnamiennes qui ont chassé les Khmers rouges [10]. Quelques pays dont les gouvernements reconnaissent la République Populaire du Kampuchea interviennent sur le site, notamment l’Inde à Angkor Vat. Il faut cependant attendre les Accords de Paris en 1991, et la reconnaissance par la communauté internationale du gouvernement cambodgien libéré de sa tutelle vietnamienne pour que les travaux de recherche et de restauration puissent véritablement reprendre sur les temples.

En 1992, Angkor est inscrit à la liste du patrimoine mondial de l’Humanité de l’UNESCO, ouvrant les travaux à l’ensemble des pays du monde. En 25 ans, 19 pays et plus de 60 projets interviennent à Angkor, en partenariat avec l’Autorité nationale pour la Protection du Site et l’Aménagement de la Région d’Angkor (APSARA) et le suivi du Comité International de Coordination [11]. Certains de ces projets font fabuleusement avancer la connaissance sur Angkor, comme le Angkor Research Program (Université de Sydney/EFEO) et ses découvertes grâce à la technologie LIDAR. Beaucoup se concentrent sur la restauration des temples, confrontés aux nouveaux défis du tourisme de masse [12] : le German Apsara Conservation Project, le World Monument Funds, la Chine, le Japan-APSARA Safeguarding Angkor, l’Archaeological Survey of India

La prospérité des chantiers et des programmes de recherches coïncide avec les liens diplomatiques et économiques tissés par le Cambodge à l’étranger. Comme depuis un siècle, les temples d’Angkor sont les hérauts des relations internationales cambodgiennes, dont ils arborent, près de leurs entrées, les drapeaux sur leurs panneaux introductifs [13].

Légende (photo de couverture) : L’évolution des drapeaux du Cambodge de 1863 à nos jours : différentes interprétations des tours centrales d’Angkor Vat


[1John Thomson, explorateur anglais, est le premier Européen à avoir photographié Angkor. Cependant, le caractère isolé de sa mission et les revendications françaises ne lui ont pas permis de s’approprier la paternité de cette « découverte ». L’historiographie retient surtout Henri Mouhot, Louis Delaporte ou Etienne Aymonier, qui ont ramené les premières photographies, estampages, moulages, et sculptures d’Angkor en France.

[2Verellen, Franciscus, 2011. Un siècle d’histoire – L’école Française d’Extrême-Orient et le Cambodge. Paris : Magellan et cie. – EFEO.

[3Voir Benoit, Pierre, 1927. Le Roi Lépreux. Paris : Albin Michel., Malraux, André, 1930. La Voie Royale. Paris : Grasset., Loti, Pierre, 1912. Un Pèlerin d’Angkor. Paris : Calmann-Levy.

[4Baptiste, Pierre et Zéphir, Thierry, 2013. Angkor, naissance d’un mythe – Louis Delaporte et le Cambodge. Paris : Gallimard, Musée national des arts asiatiques Guimet.

[5Fujihara, Sadao, 2015. « Les échanges entre le Japon et l’Indochine française durant la seconde Guerre mondiale, aux origines de la collection d’art khmer du musée national de Tokyo » in Ebisu 52 : 155-174.

[6Journal de fouilles 15B du conservateur d’Angkor Maurice Glaize, archives EFEO Paris.

[7Voir, par exemple, Panorama, 1966. « Charles de GAULLE : voyage au Cambodge ». En ligne.http://www.ina.fr/ (consulté le 17/01/2019) et Norodom, Sihanouk, 1967. « Ombre sur Angkor », 89mn.

[8Le parti politique du Sangkum reastr Niyum, ou « Communauté socialiste populaire ».

[9Bibliothèque d’information administrative, 1952. Textes et documents concernant le fonctionnement de l’École Française d’Extrême-Orient sur le territoire du Royaume du Cambodge. Hanoi : EFEO.

[10Entretien avec Pich Keo, conservateur d’Angkor de 1973 à 1975 puis de 1979 à 1982, le 5 janvier 2015.

[11Ce Comité International de Coordination est placé sous le double patronage de la France et du Japon, en raison de leur implication dans le fonctionnement de l’UNESCO, mais aussi de l’histoire. UNESCO-CIC-Angkor, 2013. CIC-Angkor – 20 ans de collaboration internationale pour la conservation et le développement durable. Phnom-Penh : UNESCO-CIC-Angkor.

[12Angkor a accueilli cinq millions de touristes en 2017 et les pronostics donnent des chiffres encore plus importants pour les années à venir, voir Evin, Florence, 2018. « Le défi du tourisme de masse », Le Monde hors-série, juillet-août, 72.

[13Bruguier, Bruno, 2008. « Angkor, instrument politique : avant, avec et après le protectorat » in H. Tertais, Angkor VIIIe-XXIe siècle – Mémoire et identité khmères, Paris : Autrement-Collection Mémoires n°137.

Sophie Biard a réalisé sa thèse de doctorat à la Sorbonne et à l’Ecole du Louvre sur l’histoire contemporaine de la conservation et de la diffusion des statues d’Angkor. Pour ses recherches, elle a résidé plusieurs années au Cambodge, où elle travaillait auprès de l’Ecole Française d’Extrême-Orient.

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