Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

L’ascension et le déclin des élites foncières face à une réforme agraire : contournement, résilience, reconsolidation à Negros Occidental, Philippines

jeudi 4 novembre 2021, par John Edison Ubaldo

Le programme de réforme agraire devrait soi-disant profiter aux paysans ayant besoin d’une terre pour pourvoir aux besoins de leur famille. Mais comment expliquer qu’un tel programme visant à améliorer la vie des agriculteurs devienne un moyen pour les élites agraires d’imposer et maintenir leur domination sur les paysans ?

Tel est pourtant le cas dans les régions où les institutions politiques locales sont faibles et facilement manipulées par les élites, comme au sud de la province de Negros Occidental. Les prémisses du programme global de réforme agraire (CARP) comme programme national, avait pour objectif de répondre aux besoins des agriculteurs sans terres cultivables. Bien qu’adopté après la fin de la dictature du président Marcos, ce programme a été la source de multiples controverses durant toute sa mise en œuvre (1987-2017). Ses problèmes et ses lacunes ont été particulièrement présents dans la province de Negros Occidental, là où l’image d’un système féodal agraire est souvent utilisée pour décrire le contrôle abusif des élites foncières sur les terres agricoles.

Elvinia (2011) a même affirmé qu’après trois décennies de mise en place de la réforme agraire, les promesses d’un tel programme étaient loin d’être réalisées [1]. Le spécialiste coréen You (2014) a également qualifié l’implantation de CARP d’échec et l’a attribué à la corruption et au pouvoir des familles oligarchiques capables de contourner et de manipuler les clauses du programme [2]. Afin de découvrir les mécanismes et procédés qui permettent aux riches familles agraires de garder le contrôle d’une grande partie des terres agricoles, examinons le cas de deux familles de deux municipalités voisines de Negros Occidental où la réforme agraire a eu un impact opposé sur les élites agraires et les petits agriculteurs. Avant de s’y pencher, il est primordial de noter qu’aux Philippines, chaque agriculteur ne possède en moyenne que 1.3 hectare (ou 1300 m2) de terre cultivable [3]. Cette surface est déficitaire pour une famille de 5 personnes, ce qui est la norme en milieu rural.

Sipalay : La famille Montilla

Sipalay est la ville la plus connue du sud de Negros Occidental grâce à ses plages de sable blanc. Mais derrière le glamour du tourisme, se cachent des décennies de domination politique par une famille qui possède de vastes étendues de terres. En 1940, la communauté connaît son essor économique avec l’arrivée d’une concession minière à grande échelle. À cette époque, la famille Montilla possédait déjà toute une série de terres agricoles et plusieurs habitants avaient même baptisé cette région « Hacienda Montilla », en référence à l’omniprésence de la famille Montilla sur le territoire [4].

Photos la municipalité de Sipalay en 2018

L’économie locale était également contrôlée par la famille et les plus grandes entreprises appartenaient soit à la famille elle-même, ou à l’un de leurs amis. Il fallait la permission d’une tête dirigeante de la famille Montilla pour pouvoir établir un commerce ou une entreprise. Tel que mentionné par les avocats des paysans locaux, la réforme agraire a été mise en place en fonction des volontés et préférences des Montilla. Ceux-ci utilisèrent le prétexte de la réforme pour reconnaître des pseudo-propriétaires de terres cultivables, qui étaient ensuite sous la mainmise et l’influence de la famille. Cette situation dure depuis plus de huit décennies et est encore à l’ordre du jour, révélant ainsi une résilience oligarchique et surtout l’aisance et les habilités du clan Montilla à naviguer et à contourner les lois et les programmes gouvernementaux, ainsi qu’à maintenir son autorité et son influence sur les terres cultivées.

Hinobaan : La famille Pfleider

Hinobaan est la municipalité voisine de Sipalay. Tout d’abord habitée par les communautés autochtones, celles-ci ont été forcées de s’enfuir dans les hautes terres à l’arrivée d’un colonel américain de descendance allemande du nom d’Edward Pfleider dans le hameau 6 surnommé « Asie » (anciennement Hinobaan) [5] pour y établir une concession forestière au début des années 1900. Cette concession a été en opération pendant plusieurs décennies et les zones défrichées ont permis l’établissement d’une importante plantation de noix de coco contrôlée la famille Pfleider.

William, un des fils de la famille, en devint d’ailleurs l’administrateur pendant (1940-1985). Son influence et son pouvoir de latifundiste sont traduits en domination politique à Hinobaan lorsqu’il devient maire en 1949. À une certaine époque, William Pfleider possédait pratiquement toutes les terres habitables du district Asie (appelé “barangay” aux Philippines, soit près de 17 kilomètres2 [6]. A son apogée, William Pfleider imprime sa propre monnaie qui est utilisée à l’intérieur de sa plantation pour payer le salaire des employés. Ceux-ci, de même que les résidents, doivent utiliser cette devise pour acheter les denrées de base et autres produits qui sont alors vendus dans les commerces locaux, établissements également propriétés de l’empire de la famille Pfleider. Cette situation est particulièrement pernicieuse, car en sa qualité de maire, William pouvait imposer des politiques qui profitaient à son agenda personnel, surtout financier, au sein de la municipalité.

Photo du patriarche Edward Pfleider durant les années 1920s alors qu’il supervise les coupes de bois à blanc dans sa concession forestières. Source : Archives personnelles de la famille Pfleider.

La famille Pfleider a conservé son contrôle sur l’Asie jusqu’à la mort de William en 1985. Peu de temps après, une guerre fratricide éclate entre ses enfants. Celle-ci s’envenime au point d’affaiblir leur contrôle sur les terres cultivables et l’économie locale. En 1987, le programme de la réforme agraire complète (CARP), est associée à une insurrection armée locale menée par le Parti communiste philippin, à l’influence oligarchique et à la richesse de la famille au sein du district d’Asie et de l’ensemble de la municipalité de Hinobaan.

Les résidents locaux qui avaient été habilités par le CARP se sont fermement opposés à la famille Pfleider quand ils ont essayé de reprendre possession de leurs terres malgré la conformité forcée imposée aux grands propriétaires fonciers. Après des années de bataille tant sur le terrain que devant les tribunaux, la famille Pfleider perd la plus grande partie de ses terres qui doivent être concédées aux gouvernements pour fin de redistribution. Durant ses années de tumultes et conflits, plusieurs membres de la fratrie des Pfleider migrent aux États-Unis. Éventuellement, ce qui reste de la plantation est saisie par la banque en raison d’une mauvaise gestion des fonds.

La réforme agraire à Sipalay et Hinobaan a-t-elle été un succès ou un échec ?

Ce que ces deux cas d’études nous révèlent c’est que la mise en place de programmes gouvernementaux socialement réformateurs n’est jamais détachée du contexte local spécifique dans lequel ils ont été implantés. Tout d’abord, la façon dont les paysans s’organisent et répondent stratégiquement aux possibilités qu’offrent un tel programme de réforme agraire. Celui-ci permet de déstabiliser l’ordre établi, ce qui crée alors de nouvelles dynamiques : qu’il s’agisse de la révolte d’un mouvement pro-paysan armé, la mauvaise gestion ou de conflits familiaux concernant la façon de gérer la plantation et de réagir à la réforme (comme ce fut le cas à Hinobaan). Au même moment, il faut aussi considérer comment les riches élites terriennes peuvent faire preuve d’ingéniosité et de perspicacité et pour mobiliser à la fois l’autorité politique locale et ses alliés, mais aussi faire appel à des alliés et ‘amis’ au sein même des bureaux locaux des agences du gouvernement central. De plus, ces élites peuvent aussi négocier et amadouer leurs anciens.nes employés.es agricoles qui possèdent désormais un certificat de propriété foncière en offrant du financement et des biens en échange du partage des cultures, ou même de la location de leurs terres à titre de remboursement de dettes passées. Même si l’histoire de Hinobaan apporte une lueur d’espoir pour le succès de la réforme sociale, ce « succès » apparait plutôt comme le résultat de l’impact de forces externes, notamment de l’insurrection armée et des rivalité intra-élites au moment où la famille est déchirée et affaiblie au moment de la gestion du patrimoine du William Pfleider, père de nombreux enfants, donc d’héritiers.ères. Ainsi cet ensemble de dynamiques combinées aux conflits internes de la famille Pfleider permettent un plus grand degré de succès dans l’implantation de la réforme agraire [7]. Dans la municipalité voisine, l’histoire de la famille Montilla, à Sipalay, illustre bien celle de nombreuses municipalités périphériques dans lesquelles la puissance politique et économique est tellement ancrée et localisée, souvent par le contrôle voire l’élimination de tout contrepouvoir et famille rivale, qu’aucune force externe n’est assez puissante pour renverser les tactiques stratégiques et coercitives mises en place pour conserver le statu quo.

Article traduit par Sylvie Schulz


[1Elvinia, J. (2011). La réforme agraire aux Philippines est-elle un échec ? Une évaluation de CARP. Limites de la bonne gouvernance dans les pays en développement, 333-362.

[2You, J. S. (2014). Réforme agraire, inégalité et corruption : Une étude historique comparative entre la Corée, Taiwan et les Philippines. Le journal coréen des études internationales 12(1), 191-224.

[3En date du recensement de 2012 Dy, R.T. (11 avril 2017). Quelle est la situation des agriculteurs philippins par rapport à celle des agriculteurs thaïlandais ? Extrait du 27 avril 2021.

[4Sur l’île de Negros Occidental, les haciendas étaient des structures locales prédominantes dans lesquelles une famille menait la grande vie sur un immense territoire de terres cultivables et contrôlait à peu près tous les aspects de la vie des résidents du voisinage.

[5Il n’existe aucun rapport officiel du nom, mais une légende locale veut qu’il ait été tout d’abord utilisé par des soldats américains en référence à des arbres similaires qu’ils avaient vus en Asie (Chine).

[6Selon les déclarations d’anciens résidents et d’un vieux titre foncier signalant 1,700 hectares à leurs noms.

[7Ceci est très discutable mais, en ce qui concerne l’implantation de la réforme agraire dans la province de Negros Occidental, on peut considérer qu’elle se traduisit par un succès relatif à Hinobaan en comparaison avec le reste de l’île.

John Edison Ubaldo, natif de Negros Occidental, a passé vécu cinq ans dans une zone militarisée de la province de Cotabato Sud, sur l’île de Mindanao, avant d’obtenir son diplôme de l’Université des Philippines – Diliman à Manille. En 2020, il est récipiendaire du Canada-ASEAN (Bourse d’études et échanges éducatifs Canada-ASEAN pour le développement). Grâce à cette bourse, il a mené un échange de recherche à l’UdeM durant cinq mois lors des sessions d’hiver et d’été 2021 au Centre d'études asiatiques tout en travaillant également au projet Global Minerals and Local Communities, un consortium de recherche dirigé par l’Université de Guelph, en collaboration avec l’Université de la Saskatchewan, l’Université des Philippines et l’Université de Montréal.

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