En effet, on sait qu’à partir des années 1630, au début de l’ère Edo, le Japon s’est prémuni contre l’influence grandissante des Portugais et des Espagnols en Asie en adoptant une politique isolationniste, appelée Sakoku. Cela a permis au gouvernement des Tokugawa de soustraire l’archipel à la domination occidentale pendant plus de deux siècles. Mais en 1853, les États-Unis ont envoyé des navires de guerre qui ont forcé le pays à s’ouvrir au commerce international et à signer des traités inégaux.
- “U.S. Japan Fleet Carrying the ‘Gospel of God’ to the Heathen, 1853” par James G. Evans. Source : https://ocw.mit.edu/ans7870/21f/21f.027/black_ships_and_samurai/gallery/pages/10_010_GospelOfGod.htm
L’intervention américaine a provoqué des changements importants dans la société japonaise [1]. Pour résumer, disons qu’elle a fragilisé l’autorité du shogunat, ce qui a mené à la restauration de Meiji en 1868. Lorsqu’ils ont créé les nouvelles structures de l’État impérial, les dirigeants japonais se sont inspirés directement des institutions occidentales. De grandes réformes ont été lancées pour favoriser le développement d’une économie industrielle et la création d’une armée moderne. Aussi, la constitution de 1889 a été rédigée sur le modèle de la loi prussienne. Bien qu’il ait évité d’être colonisé, le Japon n’a donc pas évité de subir l’influence de l’Occident.
C’est dans ce contexte que les dirigeants japonais ont adopté une autre stratégie d’origine européenne : le colonialisme. Leur raisonnement était simple. Puisque le pouvoir des États occidentaux résidait en grande partie dans l’exploitation des colonies, la création d’un empire colonial devait permettre au Japon de résister à la domination occidentale et de se tailler une place à la table des grandes nations. C’est ainsi que l’État japonais a étendu sa domination sur l’île d’Hokkaido et sur les îles Ryukyu, puis qu’il a obtenu le contrôle de Taïwan en 1895. Il a aussi établi un protectorat sur la Corée en 1905, avant de l’annexer comme colonie en 1910. On remarquera qu’avant d’annexer la Corée, le Japon y avait déjà appliqué des méthodes inspirées de l’intervention américaine de 1853, en forçant la péninsule à s’ouvrir au commerce et à signer des traités inégaux dès 1876 [2].
- “Illustration of the Ceremony Promulgating the Constitution” par un artiste inconnu.
Source : https://ocw.mit.edu/ans7870/21f/21f.027/throwing_off_asia_01/2000_226_l.html
Or le modèle colonial occidental ne se limitait pas à des techniques de conquête militaire et de contrôle politique. Le colonialisme reposait aussi sur la mise en place d’une hiérarchie raciale. L’idéologie raciste permettait à la fois de justifier la colonisation et de la faire fonctionner, en régulant les rapports entre les colonisateurs et les colonisés. Lorsqu’il a lancé son propre projet colonial, le Japon s’est vite saisi de cet outil essentiel. Les colonisateurs japonais ont commencé à représenter les Coréens comme appartenant à une race inférieure afin de justifier leur exploitation [3].
Après l’annexion, des Coréens ont aussi migré vers la « métropole » pour y être employés comme main-d’œuvre bon marché. Une première vague de migration, dans les années 1910 et 1920, a été motivée par le fait que les conditions de vie s’étaient dégradées en Corée. Jusqu’en 1930, plus de 400 000 personnes se sont rendues au Japon pour travailler, notamment dans les mines de charbon. Une deuxième vague de migration, à partir des années 1930, a été causée par l’invasion de la Mandchourie, la seconde guerre sino-japonaise et la guerre du Pacifique. Le gouvernement japonais a mobilisé des centaines de milliers de travailleurs Coréens pour qu’ils contribuent à l’effort de guerre. C’est ainsi qu’en 1945, il y avait plus de deux millions de Coréens vivant au Japon [4].
- “Pupils sit at their desks at the Chiba Korean school”.
Source : https://www.theguardian.com/world/2014/sep/15/japan-korean-schools-tensions-pyongyang
Après la guerre, l’État japonais a perdu le contrôle de ses colonies et la majeure partie des Coréens qui vivaient dans l’archipel ont été rapatriés en Corée. Environ 600 000 d’entre eux sont toutefois restés au Japon, où ils ont été déchus de leur citoyenneté. C’est à ce moment qu’ils ont acquis le statut de Zainichi, qui signifie qu’ils ne sont que des « résidents » au Japon et non de véritables citoyens. En leur imposant ce statut particulier et d’autres formes de contrôle, l’État a contribué à les maintenir dans une position subalterne. À cela s’est ajouté tout un ensemble de discriminations semblables à celles vécues par les personnes originaires des anciennes colonies dans les pays occidentaux. C’est-à-dire que même après la fin de la colonisation, l’idéologie raciste a survécu et la société japonaise a conservé la structure d’une hiérarchie raciale [5].
Pour résister à l’oppression qu’ils subissaient, les Coréens japonais ont employé plusieurs stratégies. Ils ont formé des associations pour défendre leurs droits et représenter leurs intérêts, et ils ont fondé des écoles pour transmettre leur langue et la connaissance de leur histoire. Certains ont aussi fait face au chômage en développant de petites entreprises familiales, alors que d’autres ont tenté d’échapper à l’exclusion en dissimulant leurs origines coréennes. Malgré ces formes importantes de résistance, les Coréens japonais subissent toujours des discriminations lorsqu’ils cherchent un emploi ou un logement, et ils tendent à être ségrégués dans certains quartiers des grandes villes [6].
- “Rightists demonstrate in Shin-Okubo district”.
Source : http://www.japantimes.co.jp/community/2015/01/21/issues/forty-years-zainichi-labor-case-victory-japan-turning-back-clock/#.WVfpb-nkWM8
Depuis les années 2000 et 2010, l’hostilité dirigée envers les Coréens japonais a connu un regain important. On a vu se former des groupes ultranationalistes comme Zaitokukai, qui organisent des manifestations contre les Coréens au cours desquelles ils scandent des slogans particulièrement violents. Le gouvernement actuel semble peu disposé à lutter contre le discours et les actions de ces groupes [7]. Ce phénomène est souvent décrit en termes de « xénophobie », mais cette catégorie très générale ne prend pas en compte le fait que la situation des Coréens s’inscrit dans l’histoire du colonialisme japonais [8]. C’est pourquoi les concepts de racisme et d’oppression raciale sont plus appropriés pour analyser l’expérience passée et présente des Coréens au Japon.
Légende (photo de couverture) : : “Zaitokukai members holding Rising Sun flags”.
Crédits : Olie Punk. https://www.vice.com/en_us/article/gq8y87/japan-racism-zaitokukai