Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

#METOO et la dénonciation citoyenne des violences sexuelles : regard sur les problématiques de genre en Chine contemporaine

dimanche 20 janvier 2019, par Camille-Victoire Laruelle

L’affaire Harvey Weinstein a permis à de nombreux hommes et femmes victimes de violences sexuelles imposées, tant par certains individus que par le silence des sociétés humaines, de recouvrer un espace de parole public et légitime. En Chine continentale, la diffusion du hashtag #metoo sur les réseaux sociaux et les réactions politiques qu’elle a suscitées, éclairent les réalités d’un corps et d’une sexualité féminine toujours intégrés dans des normes strictes et dans le silence des institutions sociales et politiques.

L’État chinois et la cause des femmes au XXIe siècle : entre idéologie vivace et tensions socio-politiques.

L’égalité des sexes, les droits des femmes et l’amélioration de leur condition sont des revendications politiques et sociales depuis la fin du XIXe siècle en Chine. Le Parti Communiste Chinois a, depuis sa création en 1921, porté une attention particulière au système de santé, au salariat, à l’éducation et aux droits politiques des femmes. Leur cause s’est toutefois souvent trouvée subordonnée au bien national et à une vision sociale hégémonique, empêchant la reconnaissance de problématiques spécifiques liées aux corps, aux sexes et aux sexualités.

Depuis les années 1980, une parole citoyenne indépendante [1] s’organise afin de porter des causes collectives et individuelles délaissées par l’État. À la fois tolérée et réprimée, elle s’est récemment mobilisée sur internet autour du hashtag #metoo, lancé aux États-Unis en 2017 afin de dénoncer les réalités des violences sexuelles faites aux femmes et du harcèlement sexuel. Censuré en Chine, le hashtag a donné naissance à de nouveaux mots-clés tels que #woyeshi (moi aussi) ou #mitu [2]. Sur les réseaux sociaux chinois (weibo, weixin), hommes et femmes se mobilisent pour dénoncer les agissements de personnalités tels le Maître bouddhiste Xuecheng, le fondateur de l’association caritative « YiYou » [3] Lei Chuang ou le présentateur télévisé de la chaîne CCTV Zhu Jun [4]. Des aveux et des démissions publics n’ont toutefois pas mené à des sanctions pénales et à une légitimation politique du mouvement.

Ren Liping, Luo Qianqian, Huang Xueqin, Gao Yan, Luo Xixi sont autant de visages d’un espace civique qui dénonce l’inefficacité des institutions socio-politiques en matière de gestion et de prévention des violences sexuelles. La mobilisation témoigne aussi d’une parole citoyenne écartelée entre un cadre juridique flou et des politiques locales qui privilégient trop souvent la discrétion à la justice. S’exprimer sur les réseaux sociaux permet donc de désamorcer certains principes hiérarchiques et d’offrir une visibilité à des cas délaissés par la justice. Ces femmes rappellent qu’il est crucial de garantir la liberté et l’autonomie des femmes dans un intime chinois en pleine évolution [5]. Entre ouverture des pratiques sexuelles et résilience du cadre marital, la société civile reflète l’image d’une femme traditionnellement consentante et obéissante dans le cadre privé.

#MeToo : un hashtag révélateur d’obstacles mais porteur d’espoirs.

La Chine ne reconnaît pas le viol conjugal et n’a que récemment statué sur la pénalisation des violences domestiques [6]. De récentes enquêtes et rapports montrent que les femmes chinoises continuent d’être fortement touchées par la violence sexuelle. En 2013, une enquête dans des usines de la province de Guangzhou a montré que sur 70 % de femmes victimes de harcèlement sexuel, aucune n’avait fait appel aux institutions de protection des femmes alors que la loi sur la protection des femmes et de leurs intérêts sanctionnent le harcèlement sexuel et impose d’apporter aide et protection appropriées aux victimes [7]. La réponse juridique existe mais elle est trop vague et s’accorde mal aux spécificités sociales des violences sexuelles pas plus qu’elle ne valorise suffisamment la parole des victimes présumées ou avérées.

En Chine, dénoncer un cas d’agression, de harcèlement ou de viol dans un espace physique implique un principe hiérarchique fondateur [8] qui empêche de légitimer la parole des femmes.Attouchements, paroles, violences physiques et morales sont dénoncés par certaines femmes qui, du fait de leur position sociale jugée inférieure, de leur isolement et de leur sexe, ne disposent que peu de recours pour faire valoir leurs droits. Les administrations locales jouent sur des principes de négociation et de médiation, rappelant aux victimes les conséquences financières et morales lourdes qu’elles feront subir à leur(s) agresseur(s) et à leur famille. La dénonciation impose des compromis entre justice individuelle et protection socio-économique.

Médias et politiques reconnaissent l’utilité de pratiques préventives dans le cadre des violences sexuelles [9] sans légitimer les actions militantes qui ciblent les représentations traditionnelles de la femme et les comportements sexistes [10]. Le militantisme féministe a déjà remporté certaines victoires, cependant, les fermetures successives du compte Weibo « Voix Féministes » (nuquan zhi sheng) en mars 2018 et du « Centre d’éducation sexuelle et du genre de Guanzhou » en décembre 2018 témoignent de positions étatiques contraignantes. Le gouvernement promet toutefois une refonte de la loi civile sur les violences sexuelles d’ici 2020.

Légende (photo de couverture) : #Metoo China
Crédits : Camille-Victoire Laruelle


[1L’histoire de la parole féministe chinoise est complexe mais continue de s’écrire. En 2015, cinq féministes ont ainsi condamné publiquement les violences conjugales qui bénéficiaient d’un vide juridique. L’arrestation très controversée de ces femmes a cependant précédé la mise en place d’une loi condamnant ouvertement les violences domestiques.

[2Il s’agit là de la transcription phonétique chinoise des mots anglais «  me too  », mi désigne le riz et tu le lapin. Les citoyens chinois ont souvent recours à des jeux de langage afin de contourner la censure sur le net. En Chine, le hashtag #metoo a d’abord été traduit par le hashtag #woyeshi, une simple traduction des termes anglais. Le hashtag #mitu a permis de créer un mot clé phonétiquement proche du hashtag anglophone mais dont la transcription manuscrite est différente. Cette méthode se décline également dans l’utilisation d’émoticônes symbolisant par exemple un bol de riz et un lapin.

[3yiyou gan gongyi fazhan zhongxin 益友公益发展中心 [Centre de développement du foie de Yiyou], 2017.Guangzhou. En ligne. http://www.yiyougongyi.org/h-about.html (page consultée le 10 décembre 2018).

[4L’article Weibo dénonçant les agissements du présentateur télévisé a depuis lors été supprimé.

[5Micollier, Evelyne, 2005. « Sida en Chine : discours et pratiques de la sexualité » in Perspectives chinoises, 89:2-15.

[6C’est en 2016 que la Chine a officiellement adopté une loi pénalisant les violences domestiques.

[7zhonghua renmin gong he guo funü quanyi baozhang fa中华人民共和国妇女权益保障法[Révision de la loi de la République Populaire de Chine sur la protection des droits des femmes], Octobre 1992, articles 40 et 42.

[8En Chine, la société est régie par un principe fondateur hérité de la philosophie Confucéenne qui implique que chaque individu respecte son rôle et sa place afin de perpétuer le bon ordre social. Ce statut va de pair avec le principe de « face » (mianzi) que l’on pourrait traduire par « réputation » et qui est toujours fondamental en Chine contemporaine. « Perdre la face » implique une destitution sociale que l’on préfère éviter. Les femmes se trouvent prises entre une intégration plus forte dans un système économique compétitif et une vision traditionaliste qui les subordonne systématiquement à un homme économiquement, socialement et moralement plus valorisé. Les récits d’agressions, de viols et de harcèlements montrent que la confrontation publique, qui s’attache à la réputation morale de l’agresseur, reste le seul moyen efficace (mais insuffisant) pour contrer l’autorité que l’on confère aux hommes dans la société chinoise.

[9La ville de Shanghai s’est montrée favorable à l’initiative d’une citoyenne chinoise de mettre en place des programmes de prévention contre le harcèlement sexuel (panneaux, distribution de tracts...).

[10Kao, Karen, 2018. « #ricebunny », in Shanghai Noir, 11 avril 2018. En ligne. http://inkstonepress.com/2018/04/11/ricebunny/ (page consultée le 13 décembre 2018). Toutes les velléités de manifestations collectives et publiques relatives au mouvement #Metoo ont été dissuadées, voire réprimées par les administrations locales.

Camille-Victoire Laruelle est doctorante non-contractuelle à l'Université de l'INALCO (Paris) en « Histoire, société et civilisations » au sein du laboratoire ASIES. Elle étudie, sous la direction de Mme Xiao-Hong Xiao-Planes et de Mr Jin Guangyao (Université de Fudan, Shanghai), le système socio-idéologique de la Révolution culturelle (1966-1976) en lien avec les pratiques intimes féminines. Son objectif est d’éclairer les relations théoriques et réelles qui se sont établies au cours de l’histoire du Parti Communiste Chinois entre un discours idéologique sexuel très normatif, une émancipation féminine revendiquée et les pratiques privées féminines.

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