Hong Kong (HK) est l’un des lieux de destination des flux d’ivoire (principalement d’éléphant d’Afrique) dans le monde depuis le milieu du XXe siècle [2]. Avant le 31 décembre 2021, date à laquelle les interdictions de commerce de l’ivoire ont été renforcées, certaines transactions de catégories spécifiques d’ivoire demeuraient légales [3]. D’une part, les réserves anciennes amassées avant la protection de la majeure partie des populations d’éléphants d’Afrique en 1989 (par la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction - CITES [4]) demeuraient en circulation sur le marché. D’autre part, l’ivoire prélevé légalement après la protection de l’espèce pouvait toujours être vendu et acheté [5]. Enfin, c’est le cas de certaines « antiquités » [6]. Toutefois, leurs autorisations de commerce ont perduré au-delà du 31 décembre, et encore actuellement, sans limitation de durée.
Pourtant, durant la période 2017-2019, dans les discussions du quotidien, ces parties du commerce alimentées par les artisans et commerçants locaux (au nombre d’environ 470 en 2018 [7]) étaient méconnues ou perçues comme illégales par la population, certains journalistes ou professionnels du marché de l’art. Par exemple, les institutions d’exposition d’objets en ivoire, même spécialisées, telles que l’Endangered Species Resources Centre, ne mentionnaient pas l’existence de cette partie légale du commerce, et participaient ainsi à cette méconnaissance. D’autre part, la perception d’illégalité était renforcée par les discours de certains militants, engagés dans la protection de la faune sauvage, répandus dans l’espace public de Hong Kong en 2018 selon lesquels tout le commerce était devenu illégal dès le mois de janvier de la même année. Les militants ont saisi l’opportunité médiatique qu’a offerte l’adoption de la loi au Parlement de HK le 31 janvier 2018 (avec une mise en application totale le 31 décembre 2021), pour mener cette campagne. [8]. Cela n’a pas manqué de faire réagir certains artisans et commerçants, réclamant aux professionnels de l’Agriculture, Fisheries and Conservation Department (AFCD), qui gèrent l’application de la CITES à HK, de faire retirer ces affiches.
En somme, le commerce légal était invisibilisé si bien que certains professionnels de salles de ventes aux enchères internationales doutaient de la légalité de vendre des biens en ivoire. Les personnes qui résident sur le territoire et qui forment le cœur de la société hongkongaise et son opinion publique [9] étaient donc peu au fait de son existence. Les mécanismes de ce commerce légal impensable peuvent être appréhendés au regard de la circulation de l’information juridique dans la société, à propos du périmètre de la partie légale du commerce.
La consistance inégale de l’information juridique
L’information juridique est transmise (ou non) par divers acteurs à l’intention des personnes représentatives de l’opinion publique, mais sa consistance (son contenu) est inégale. En effet, les acteurs sont, d’une part, plus ou moins au fait de ce périmètre en fonction de leurs activités (autorités publiques, universitaires, militants, journalistes, professionnels de musées, professionnels du marché international de l’art, artisans et commerçants), et d’autre part, ils communiquent plus ou moins à son sujet et de façon plus ou moins neutre.
Par exemple, les professionnels de l’AFCD maîtrisent ce périmètre, mais communiquent peu à son sujet. Entre le début 2017 et novembre 2019, un seul communiqué de presse mentionne le commerce légal [10]. De leur côté, les douanes et l’AFCD informent les voyageurs de l’aéroport et des terminaux de traversier à propos des interdictions d’importation et de réexportation de l’ivoire, sans mentionner les possibilités d’achats. De même, les professionnels des salles internationales de ventes aux enchères sont peu en mesure de renseigner les clients sur ce sujet puisqu’ils n’en vendent qu’occasionnellement [11].
A contrario, les artisans et commerçants maîtrisent ce périmètre, car ils entretiennent des liens étroits avec les professionnels de l’AFCD qui surveillent leurs activités et les conseillent.
- Permis délivré à une sculptrice et commerçante d’ivoire par l’AFCD autorisant la vente d’ivoire d’éléphant d’Afrique durant le temps d’une foire d’art à Kowloon (auteure, le 24 mai 2019).
Cependant, la majeure partie des artisans et commerçants éprouve des difficultés à communiquer auprès des résidents à propos des possibilités de commerce. En effet, une « lutte » de communication s’opère entre eux et certains militants.
Une « lutte » de communication
Les artisans et commerçants sont plutôt âgés et ils maîtrisent peu les codes et outils de communication leur permettant de transmettre l’information juste concernant le commerce légal de l’ivoire. De plus, une partie d’entre eux, originaire de Chine continentale, ne maîtrise pas parfaitement l’anglais (contrairement aux natifs de HK). Cela représente un frein pour certains journalistes de grands médias qui, de ce fait, ne les sollicitent pas. Leur parole est donc peu relayée dans l’espace public, contrairement à celle des ONG internationales.
- Rassemblement des militants de l’ONG WildAid Hong Kong et de leurs sympathisants devant le Conseil Législatif de Hong Kong (auteure, le 31 janvier 2018).
Ainsi, ils transmettent de l’information juridique à une partie restreinte des résidents, à savoir des personnes rencontrées dans leurs boutiques ou lors de foires d’art pour lesquelles ils ont les moyens financiers de participer. De plus, leur image publique a été altérée notamment par la révélation d’une vente illégale d’un commerçant et membre du Comité consultatif relatif aux espèces en danger auprès du Gouvernement, donnant un parfum de scandale au processus législatif [12]. Leur réputation est donc plutôt ternie et ils sont régulièrement traités d’« elephant killers » dans l’espace public.
En somme, la perte de confiance des résidents durables envers les artisans et commerçants d’ivoire, qui n’est pas contrebalancée du fait d’une communication restreinte, transforme le caractère impensable du commerce légal en une certaine croyance en l’illégalité totale du commerce de l’ivoire sur le territoire. Cette tendance est favorisée par le désintérêt croissant de la population pour la matière ivoire du fait de l’implantation à HK de valeurs occidentales de protection des mammifères emblématiques de la faune sauvage [13]. Les marchands d’« antiquités », dont le commerce est encore autorisé actuellement, parviendront difficilement à inverser la tendance dans la mesure où ils sont peu nombreux et que ce commerce est de moins en moins apprécié sur le territoire.
Ces restrictions de commerce socialement anticipées puis traduites en droit ont notamment accentué la fragilité de la condition sociale des artisans et commerçants locaux issus de l’immigration. Gagnés par la pauvreté, certains se sont formés à de nouvelles pratiques d’artisanat et de commerce à base d’ivoire de mammouth, reportant ainsi la tension sur cette autre matière animale non renouvelable. En creux, ce cas d’étude donne à voir certains effets locaux des restrictions de commerce adoptées à l’échelle internationale. Le cadre de ce modèle de l’interdiction ponctuée d’exceptions, utilisé pour la protection des éléphants, mais également de nombreuses espèces animales et végétales depuis les années 1970, est progressivement remis en cause. Ainsi, certains États souhaitent reprendre le commerce d’ivoire d’éléphant, tandis que d’autres souhaitent inscrire le mammouth laineux dans la CITES afin de protéger les parties et produits de cette espèce éteinte.
Légende de la vignette : Sculptures d’ivoire réalisées à la fin des années 1980 à partir de stocks anciens. Elles ont été proposées aux enchères à Kowloon (auteure, 26 mai 2019.)
Cet article est issu de la thèse de l’auteure portant sur le phénomène d’“endangerment sensibility” (perception de la mise en danger des espèces) entre la France, Hong Kong et des « mondes chinois » proches et qui mobilise l’exemple du commerce et de l’exposition d’ivoires.