Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

L’impensé de la légalité du commerce d’ivoire d’éléphant à Hong Kong.

jeudi 12 octobre 2023, par Claire Bouillot

En janvier 2022, la presse internationale qualifiait l’entrée en vigueur de l’interdiction du commerce d’ivoire d’éléphant à Hong Kong, ainsi que le renforcement des sanctions en cas de non-respect des dispositions légales, de « victoire majeure » pour les militants impliqués dans la protection de la faune sauvage [1]. Malgré cela, une partie du commerce reste autorisée. C’est le cas des « antiquités » façonnées avant 1925. Cette exception rappelle que ce commerce, à Hong Kong ou ailleurs dans le monde, n’est pas totalement suspendu contrairement à une idée partagée. Sur le territoire de Hong Kong, la partie légale du commerce apparaît comme étant impensable dans l’opinion publique, favorisant ainsi une certaine croyance en l’illégalité totale du commerce.

Hong Kong (HK) est l’un des lieux de destination des flux d’ivoire (principalement d’éléphant d’Afrique) dans le monde depuis le milieu du XXe siècle [2]. Avant le 31 décembre 2021, date à laquelle les interdictions de commerce de l’ivoire ont été renforcées, certaines transactions de catégories spécifiques d’ivoire demeuraient légales [3]. D’une part, les réserves anciennes amassées avant la protection de la majeure partie des populations d’éléphants d’Afrique en 1989 (par la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction - CITES [4]) demeuraient en circulation sur le marché. D’autre part, l’ivoire prélevé légalement après la protection de l’espèce pouvait toujours être vendu et acheté [5]. Enfin, c’est le cas de certaines « antiquités » [6]. Toutefois, leurs autorisations de commerce ont perduré au-delà du 31 décembre, et encore actuellement, sans limitation de durée.

Pourtant, durant la période 2017-2019, dans les discussions du quotidien, ces parties du commerce alimentées par les artisans et commerçants locaux (au nombre d’environ 470 en 2018 [7]) étaient méconnues ou perçues comme illégales par la population, certains journalistes ou professionnels du marché de l’art. Par exemple, les institutions d’exposition d’objets en ivoire, même spécialisées, telles que l’Endangered Species Resources Centre, ne mentionnaient pas l’existence de cette partie légale du commerce, et participaient ainsi à cette méconnaissance. D’autre part, la perception d’illégalité était renforcée par les discours de certains militants, engagés dans la protection de la faune sauvage, répandus dans l’espace public de Hong Kong en 2018 selon lesquels tout le commerce était devenu illégal dès le mois de janvier de la même année. Les militants ont saisi l’opportunité médiatique qu’a offerte l’adoption de la loi au Parlement de HK le 31 janvier 2018 (avec une mise en application totale le 31 décembre 2021), pour mener cette campagne. [8]. Cela n’a pas manqué de faire réagir certains artisans et commerçants, réclamant aux professionnels de l’Agriculture, Fisheries and Conservation Department (AFCD), qui gèrent l’application de la CITES à HK, de faire retirer ces affiches.

En somme, le commerce légal était invisibilisé si bien que certains professionnels de salles de ventes aux enchères internationales doutaient de la légalité de vendre des biens en ivoire. Les personnes qui résident sur le territoire et qui forment le cœur de la société hongkongaise et son opinion publique [9] étaient donc peu au fait de son existence. Les mécanismes de ce commerce légal impensable peuvent être appréhendés au regard de la circulation de l’information juridique dans la société, à propos du périmètre de la partie légale du commerce.

La consistance inégale de l’information juridique

L’information juridique est transmise (ou non) par divers acteurs à l’intention des personnes représentatives de l’opinion publique, mais sa consistance (son contenu) est inégale. En effet, les acteurs sont, d’une part, plus ou moins au fait de ce périmètre en fonction de leurs activités (autorités publiques, universitaires, militants, journalistes, professionnels de musées, professionnels du marché international de l’art, artisans et commerçants), et d’autre part, ils communiquent plus ou moins à son sujet et de façon plus ou moins neutre.

Par exemple, les professionnels de l’AFCD maîtrisent ce périmètre, mais communiquent peu à son sujet. Entre le début 2017 et novembre 2019, un seul communiqué de presse mentionne le commerce légal [10]. De leur côté, les douanes et l’AFCD informent les voyageurs de l’aéroport et des terminaux de traversier à propos des interdictions d’importation et de réexportation de l’ivoire, sans mentionner les possibilités d’achats. De même, les professionnels des salles internationales de ventes aux enchères sont peu en mesure de renseigner les clients sur ce sujet puisqu’ils n’en vendent qu’occasionnellement [11].

A contrario, les artisans et commerçants maîtrisent ce périmètre, car ils entretiennent des liens étroits avec les professionnels de l’AFCD qui surveillent leurs activités et les conseillent.

Permis délivré à une sculptrice et commerçante d’ivoire par l’AFCD autorisant la vente d’ivoire d’éléphant d’Afrique durant le temps d’une foire d’art à Kowloon (auteure, le 24 mai 2019).

Cependant, la majeure partie des artisans et commerçants éprouve des difficultés à communiquer auprès des résidents à propos des possibilités de commerce. En effet, une « lutte » de communication s’opère entre eux et certains militants.

Une « lutte » de communication

Les artisans et commerçants sont plutôt âgés et ils maîtrisent peu les codes et outils de communication leur permettant de transmettre l’information juste concernant le commerce légal de l’ivoire. De plus, une partie d’entre eux, originaire de Chine continentale, ne maîtrise pas parfaitement l’anglais (contrairement aux natifs de HK). Cela représente un frein pour certains journalistes de grands médias qui, de ce fait, ne les sollicitent pas. Leur parole est donc peu relayée dans l’espace public, contrairement à celle des ONG internationales.

Rassemblement des militants de l’ONG WildAid Hong Kong et de leurs sympathisants devant le Conseil Législatif de Hong Kong (auteure, le 31 janvier 2018).

Ainsi, ils transmettent de l’information juridique à une partie restreinte des résidents, à savoir des personnes rencontrées dans leurs boutiques ou lors de foires d’art pour lesquelles ils ont les moyens financiers de participer. De plus, leur image publique a été altérée notamment par la révélation d’une vente illégale d’un commerçant et membre du Comité consultatif relatif aux espèces en danger auprès du Gouvernement, donnant un parfum de scandale au processus législatif [12]. Leur réputation est donc plutôt ternie et ils sont régulièrement traités d’« elephant killers » dans l’espace public.

En somme, la perte de confiance des résidents durables envers les artisans et commerçants d’ivoire, qui n’est pas contrebalancée du fait d’une communication restreinte, transforme le caractère impensable du commerce légal en une certaine croyance en l’illégalité totale du commerce de l’ivoire sur le territoire. Cette tendance est favorisée par le désintérêt croissant de la population pour la matière ivoire du fait de l’implantation à HK de valeurs occidentales de protection des mammifères emblématiques de la faune sauvage [13]. Les marchands d’« antiquités », dont le commerce est encore autorisé actuellement, parviendront difficilement à inverser la tendance dans la mesure où ils sont peu nombreux et que ce commerce est de moins en moins apprécié sur le territoire.

Ces restrictions de commerce socialement anticipées puis traduites en droit ont notamment accentué la fragilité de la condition sociale des artisans et commerçants locaux issus de l’immigration. Gagnés par la pauvreté, certains se sont formés à de nouvelles pratiques d’artisanat et de commerce à base d’ivoire de mammouth, reportant ainsi la tension sur cette autre matière animale non renouvelable. En creux, ce cas d’étude donne à voir certains effets locaux des restrictions de commerce adoptées à l’échelle internationale. Le cadre de ce modèle de l’interdiction ponctuée d’exceptions, utilisé pour la protection des éléphants, mais également de nombreuses espèces animales et végétales depuis les années 1970, est progressivement remis en cause. Ainsi, certains États souhaitent reprendre le commerce d’ivoire d’éléphant, tandis que d’autres souhaitent inscrire le mammouth laineux dans la CITES afin de protéger les parties et produits de cette espèce éteinte.

Légende de la vignette : Sculptures d’ivoire réalisées à la fin des années 1980 à partir de stocks anciens. Elles ont été proposées aux enchères à Kowloon (auteure, 26 mai 2019.)

Cet article est issu de la thèse de l’auteure portant sur le phénomène d’“endangerment sensibility” (perception de la mise en danger des espèces) entre la France, Hong Kong et des « mondes chinois » proches et qui mobilise l’exemple du commerce et de l’exposition d’ivoires.


[1China Dialogue, 2022. « Ivory trade ban in Hong Kong » in China Dialogue, éd. du 6 janvier. En ligne. https://chinadialogue.net/en/digest/ivory-trade-ban-in-hong-kong/ (consulté le 7 janvier 2022).

[2Barbier, Edward B., Burgess, Joanne C., Swanson, Timothy M., Pearce, David W., 2013. Elephants, economics and ivory. Routledge. - Constantin, François, 1999. « Les filières asiatiques de l’ivoire. L’éléphant au rayon des porcelaines » in Politique africaine 4 : 30-46. - Martin, Esmond B. et Vigne, Lucy, 2015. Hong Kong’s Ivory : More items for sale than in any other city in the world. Londres : Save the Elephants.

[3The Government of the Hong Kong Special Administrative Region Gazette. Protection of Endangered Species of Animals and Plants (Amendment) Ordinance 2018. La loi a été adoptée en janvier 2018, elle prévoyait des périodes de temps successives d’entrée en application des différentes restrictions jusqu’au 31 décembre 2021.

[4La convention internationale a été adoptée en 1973. Elle est entrée en application à HK en 1976 alors que le territoire était encore une colonie britannique.

[5Il peut s’agir d’ivoire prélevé d’individus provenant de populations moins protégées par la CITES. En juin 1997, des populations d’éléphants du Botswana, de Namibie et du Zimbabwe ont été déclassées de l’Annexe I (la plus protectrice) à l’Annexe II, permettant le commerce des stocks d’ivoire identifiés et certifiés comme nationaux, des peaux, des éléphants vivants et des objets.

[6La date de 1925 a été fixée en 1976 lorsque le législateur du territoire a donné une définition aux antiquités commercialisables. Il a considéré que ces cinquante années correspondaient à une période d’écoulement du temps rendant leur commerce acceptable au regard de l’état des populations d’éléphants à cette période.

[7Kao, Ernest, 2018. « Why Hong Kong’s ban on ivory trade is such a big deal » in South China Morning Post, éd. du 2 février. En ligne. https://www.scmp.com/news/hong-kong/health-environment/article/2131642/why-hong-kongs-ban-ivory-trade-such-big-deal (consulté le 18 juillet 2018).

[8Voir une campagne d’affichage des ONGs WildAid, WWF et Save The Elephants contre le commerce de l’ivoire dans le métro de HK entre septembre et octobre 2018. Les affiches font apparaître un sportif touchant avec son poing la trompe d’un éléphant. Le texte, écrit en caractères chinois, signifie « Au nom de la loi l’ivoire n’est plus une marchandise. Hong Kong a officiellement interdit le commerce de l’ivoire, et tout commerce d’ivoire est illégal » (以法律之名讓象牙不再是商品香港正式實施象牙貿易禁令,任何象牙買賣都是違法行為 (Yǐ fǎlǜ zhī míng ràng xiàngyá bù zài shì shāngpǐn xiānggǎng zhèngshì shíshī xiàngyá màoyì jìnlìng, rènhé xiàngyá mǎimài dōu shì wéifǎ xíngwéi).

[9Cette opinion publique peut être appréhendée par la catégorie administrative des permanent usual residents. Les permanent residents sont nés sur le territoire, ou y ont résidé plus de sept ans de façon continue. Certains d’entre eux sont des usual residents, c’est-à-dire qu’ils sont restés sur le territoire de façon consécutive au moins trois mois durant les six mois avant ou après la date de la référence. Voir Census and Statistics Department, The Governement of the Hong Kong Special Administrative Region, 18 février 2021. Press Release, Year-end population for 2020 [18 Feb 2021]. En ligne. https://www.censtatd.gov.hk/en/press_release_detail.html?id=4825 (consulté le 1er février 2022).

[10Agriculture, Fisheries and Conservation Department, The Governement of the Hong Kong Special Administrative Region, 23 avril 2018. Press Releases, Government will phase out local ivory trade and increase penalties on illicit trade in endangered species from May. En ligne.

[11Par exemple, entre octobre 2017 et octobre 2018, seulement 39 objets en ivoire ont été vendus (sur 65 proposés) dans six salles de ventes aux enchères du territoire.

[12Kao, Ernest, 2018. « Hong Kong endangered species adviser quits over illegal ivory possession, fined HK$8,000 », in South China Morning Post, éd. du 10 janvier. En ligne. https://www.scmp.com/news/hong-kong/health-environment/article/2127657/hong-kong-endangered-species-adviser-quits-over (consulté le 19 juillet 2018).

[13Fiskesjö, Magnus, 2017. « China’s Animal Neighbours », in Saxer, Martin and Zhang, Juan, The art of neighbouring. Making Relations Across China’s Borders. Amsterdam : Amsterdam University Press : 223-236.

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