Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

Les « huit principes pour l’assistance économique et technique aux autres pays » : l’assise idéologique chinoise des relations sino-africaines

dimanche 4 février 2024, par Clément Broche

À la fin de l’année 1963, Zhou Enlai, Premier ministre de la République populaire de Chine (RPC), entreprend une grande tournée africaine, la première du genre pour un dirigeant de cette envergure depuis l’avènement du régime en 1949. C’est durant ce voyage au cours duquel il visite dix pays, du 14 décembre 1963 au 4 février 1964, qu’il énonce « les huit principes [1] » qui aujourd’hui encore sous-tendent les politiques chinoises à l’endroit du continent africain.

Xi Jinping prononce son discours d’ouverture du 8e Forum sur la Coopération Sino-Africaine — 29 novembre 2021 (Source : « Xi’s speech at FOCAC conference significant, draws blueprints for China-Africa ties, Chinese FM says », The Kampala Report, 2 décembre 2021).

Les 29 et 30 novembre 2021, à Dakar, se tient le 8e Forum sur la Coopération Sino-Africaine (FCSA) [2]. Dans son discours d’ouverture, Xi Jinping célèbre le 65e anniversaire des relations entre le régime chinois actuel et l’Afrique [3]. Xi fait ici référence au 16 mai 1956, date à laquelle l’Égypte de Nasser est le premier pays africain à reconnaitre officiellement la RPC. L’établissement de ces relations diplomatiques avec le continent est notamment rendu possible grâce à l’action de Zhou Enlai menée l’année précédente, durant la première grande conférence Asie-Afrique qui se déroule du 18 au 24 avril 1955 à Bandung en Indonésie.

Parmi les 29 pays qui prennent part à la conférence de Bandung — considérée comme l’acte fondateur du tiers-monde — la Chine est présente en simple qualité d’observateur, car toujours liée à l’Union soviétique dans le cadre d’un pacte d’alliance [4]. Représentant la délégation chinoise, Zhou Enlai donne pourtant un discours qui fait forte impression auprès des participants et introduit véritablement les futures positions de la RPC sur la scène internationale [5]. Plaidoyer pour une union du tiers-monde, Zhou évoque une amitié entre nations africaines et asiatiques née d’une expérience commune de la colonisation [6]. Pour lui, la fraternité entre les différents peuples de ces deux continents doit s’exprimer notamment dans la poursuite de la lutte contre le colonialisme, ainsi que dans celle contre l’impérialisme qui, dans un contexte désormais de guerre froide, tend à se substituer au sein de ces pays qui progressivement acquièrent leur indépendance. Zhou met également en avant la notion de « non-ingérence mutuelle », tout comme sur le plan économique, il avance la formule « d’égalité et de bénéfice mutuel » sur laquelle il revient à plusieurs reprises dans son discours [7]. Ces différentes lignes idéologiques énoncées par Zhou à Bandung en 1955 servent de socle à l’établissement des « huit principes » qu’il présente près de dix ans plus tard à Accra en 1964 [8].

Zhou Enlai prononçant son discours à la conférence de Bandung le 19 avril 1955 (Source : "Partners May Have Differences, But They Seek Common Ground—China’s Diplomatic Principles : from Bandung to the World", Global Times, 15 juin 2021).

À la faveur de la rupture sino-soviétique, Mao se lance au début des années 1960 dans une grande entreprise de séduction du tiers-monde. Procédant de la sorte, il entend se présenter en leader d’une troisième voie, alternative aux blocs américain et soviétique, et redéfinir ainsi la guerre froide selon une opposition non plus Est/Ouest, mais désormais Nord/Sud. C’est dans ce contexte que Zhou Enlai entame, à la fin de l’année 1963, une grande tournée africaine qui pendant deux mois le conduit dans dix pays du continent [9]. Au fil de ses étapes, il rencontre les dirigeants des différents États qu’il visite et s’entretient ainsi avec certaines des figures politiques africaines majeures de l’époque à l’instar de Nasser, Hailé Sélassié ou encore Kwame Nkrumah [10]. C’est justement alors qu’il se trouve au Ghana qu’il présente, dans le cadre d’un entretien qu’il accorde à la presse locale le 14 janvier 1964, les « huit principes pour l’assistance économique et technique aux autres pays [11] ». Une semaine après avoir été énoncés, ces « huit principes » — qui s’articulent autour des valeurs cardinales de solidarité entre pays du Sud, d’égalité, de non-ingérence et d’avantages mutuels — font l’objet d’une déclaration commune avec le gouvernement malien et deviennent par là même la doctrine officielle de la RPC en Afrique [12].

Zhou Enlai rencontre Kwame Nkrumah — 13 janvier 1964, Accra, Ghana (Source : Wikipédia domaine public).

Dans les faits, les politiques menées par la Chine en Afrique dans les années qui suivent l’adoption des « huit principes » consistent essentiellement à soutenir les différents mouvements de libération nationale (envoi d’armes et formation de cadres), avec pour objectif d’affaiblir tant les influences soviétiques que taiwanaises sur le continent [13]. Les efforts déployés par Pékin en ce sens portent leurs fruits puisque l’adoption de la résolution 2758 de l’Organisation des Nations unies le 25 octobre 1971 rétablit la RPC dans ses droits légitimes au sein de l’organisation au détriment de Taiwan.

Cinquante ans plus tard, on peut s’étonner de constater que lorsqu’il ouvre le 8e Forum sur la Coopération Sino-Africaine le 29 novembre 2021, Xi Jinping reprend dans son discours une rhétorique calquée sur celle mobilisée par Zhou Enlai dans les années 1950-1960 :

Au cours des 65 ans écoulés, la Chine et l’Afrique ont noué une fraternité indéfectible dans la lutte contre l’impérialisme et le colonialisme, frayé une voie de coopération exceptionnelle dans la recherche du développement et du redressement, et écrit un chapitre splendide de solidarité face aux changements complexes […] Qu’est-ce qui fait le succès des relations sino-africaines et la profondeur de leur amitié  ? La clé se trouve dans l’esprit d’amitié et de coopération que la Chine et l’Afrique ont forgé et consolidé. Cet esprit, marqué par l’amitié sincère et l’égalité, le bénéfice mutuel et le développement commun, l’équité et la justice […] Cette année marque aussi le 50e anniversaire du rétablissement de la République populaire de Chine dans son siège légitime aux Nations Unies. À cette occasion, je tiens à exprimer mes sincères remerciements à tous les amis africains qui ont soutenu la Chine il y a 50 ans [14].

Le discours du président chinois apparait ici frappé d’un anachronisme patent. Comment comprendre que le régime utilise toujours cette même rhétorique dans un contexte international différant complètement de celui qui prévalait dans les années 1950-1960 ? Si la RPC fait valoir là un héritage et un passé commun pour inscrire ses relations avec l’Afrique dans une dimension historique, le régime serait malgré tout bien avisé de réviser un logiciel hérité de la guerre froide. Deuxième économie mondiale aux ambitions internationales affichées, il risque en effet désormais d’être difficile pour la Chine de convaincre avec sa formule « d’égalité et de bénéfice mutuel [15] » à l’heure où les relations sino-africaines n’ont jamais tant paru à son avantage.


[1C’est au cours d’une entrevue qu’il accorde aux journalistes de la Ghana News Agency que Zhou Enlai présente les « 8 principes » : Zhou, Enlai, 1989. « Eight Principles for Economic and Technical Assistance to Other Countries » in Selected Works of Zhou Enlai Volume II. Beijing : Foreign Languages Press, 446-447.

[2Inauguré en l’an 2000, le Forum se tient tous les trois ans, alternant entre une édition organisée en Chine suivie d’une se déroulant sur le continent africain.

[3Xi, Jinping, 2021. « Poursuivre la tradition de solidarité pour construire ensemble une communauté d’avenir partagé Chine-Afrique dans la nouvelle ère » in La 8ème Conférence ministérielle du Forum sur la coopération sino-africaine. En ligne. http://www.focac.org/focacdakar/fra/zxyw_2/202112/t20211227_10475894.htm (page consultée le 12 décembre 2023).

[4Les 29 pays présents à Bandung : 15 pays asiatiques (Afghanistan, Birmanie, Cambodge, Ceylan, Chine, Inde, Indonésie, Japon, Laos, Népal, Pakistan, Philippines, Thaïlande, République démocratique du Vietnam, État du Vietnam), 9 pays du Moyen-Orient (Arabie saoudite, Égypte, Irak, Iran, Jordanie, Liban, Syrie, Turquie et Yémen) et 6 pays africains (Ghana, Éthiopie, Libéria, Libye, Somalie et Soudan).

[5Keith, Ronald C., 1989. The Diplomacy of Zhou Enlai. Londres : Palgrave Macmillan, 82-84 ; Prashad, Vijay, 2008. The Darker Nations : A People’s History of the Third World. New York : The New Press, 36-37.

[6Zhou, Enlai, 1989. « Speeches at the Plenary Session of the Asian-African Conference » in Selected Works of Zhou Enlai Volume II. Beijing : Foreign Languages Press, 155-156.

[7Ibid., 160.

[8Le discours que prononce Zhou Enlai à Bandung en 1955 (et donc par extension les futurs « huit principes » d’Accra) reprend une ligne politique et des principes énoncés dès 1954 : les « Cinq Principes de la Coexistence pacifique ». Se retrouvant dans le préambule de l’« accord de Panchsheel » – accord dans lequel l’Inde reconnait la souveraineté chinoise sur le Tibet – les « Cinq Principes » sont : respect mutuel de la souveraineté et de l’intégrité territoriale, non-agression mutuelle, non-ingérence dans les affaires intérieures de chacun, égalité et bénéfice mutuel et coexistence pacifique. Ligne directrice de la politique étrangère chinoise, les « Cinq principes » sont par la suite intégrés au préambule de la Constitution de la RPC.

[9Zhou visite dans l’ordre : l’Égypte, l’Algérie, le Maroc, la Tunisie, le Ghana, le Mali, la Guinée, le Soudan, l’Éthiopie et la Somalie.

[10Durant trois mois, l’organe de presse officiel du gouvernement chinois à destination de l’étranger, l’hebdomadaire Peking Review, relate l’ensemble du voyage de Zhou : Peking Review du vol. VI, no 51, éd. du 20 décembre 1963 au vol. VII, no 7, éd. du 14 février 1964.

[11Les « huit principes » peuvent se résumer de la façon suivante : 1 – égalité entre les partenaires et bénéfices mutuels ; 2 – respect de la souveraineté et aide non conditionnée ; 3 – utilisation de dons ou de prêts sans intérêt ; 4 – renforcement de l’indépendance économique des bénéficiaires ; 5 – financer des projets à faibles investissements et à bénéfices importants ; 6 – fournir les meilleurs équipements et matériels chinois ; 7 – transfert de technique et de savoir-faire ; 8 – égalité entre expatriés chinois et travailleurs locaux.

[12Le communiqué est retranscrit dans son intégralité dans l’édition du 31 janvier 1964 du Peking Review : « Sino-Mali Joint Communique » in Peking Review, vol. VII, no 5, éd. du 31 janvier 1964, 8-9.

[13Aurégan, Xavier, 2016. « Temps et non-temps de la Chine en Afrique » in Géoéconomie (81) : 181-183.

[14Xi, Jinping, 2021. « Poursuivre la tradition de solidarité pour construire ensemble une communauté d’avenir partagé Chine-Afrique dans la nouvelle ère », En ligne.

[15Dans le discours du régime chinois, la formule « d’égalité et de bénéfice mutuel » a évolué pour s’exprimer désormais selon l’expression consacrée de « relation gagnant-gagnant ».

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