Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

Lutte politique ou revendication religieuse ? La fonction du punk à Java aujourd’hui

lundi 29 octobre 2018, par Élise Imray Papineau

Il y a deux décennies, la musique punk occupait à Java un rôle important au sein des milieux « underground ». Concordant avec le début de la période de réforme des années 1990, le punk fut utilisé comme véhicule de revendications politiques. Aujourd’hui, cependant, la musique punk gagne en popularité chez les groupes conservateurs musulmans et sa fonction semble prendre un tournant inattendu, coïncidant avec le renouveau islamique à Java. Malgré son image de mouvement stigmatisé, le punk est davantage utilisé comme plateforme pour le renouveau religieux sur l’île. Grâce aux réseaux sociaux et en s’appuyant sur une culture consumériste, certains mouvements conservateurs, qui se trouvent à l’intersection de la religion et de la culture populaire, deviennent de plus en plus attrayants pour les jeunes javanais.

Le punk à Java

La musique occidentale est introduite dans la société javanaise dans le courant des années 1990, autant en raison de la globalisation, de la croissance technologique, que des efforts de modernisation impulsés par les présidents Sukarno et Suharto. En 1998, à la suite de la crise économique asiatique, la dictature du président Suharto fut renversée par un vaste mouvement de contestation mené par des militants étudiants. Ces étudiants faisaient partie d’une génération influencée par les tendances occidentales et leur musique de prédilection, pour la majorité, était le rock ou la musique « underground » [1]. Vers la fin du régime de Suharto, l’indépendance est devenue fortement associée aux expressions de la rébellion juvénile contre l’État et son remaniement autoritaire de la culture nationale indonésienne [2].Après la domination coloniale hollandaise, l’occupation japonaise et la dictature de Suharto, certains jeunes indonésiens se méfiaient des formes d’autorité et luttaient collectivement pour un renversement des structures traditionnelles [3].Dans une société où une force institutionnelle répressive a longtemps dominé et influé sur les constructions identitaires, la participation à la sous-culture punk pouvait constituer un moyen pragmatique de reprendre le contrôle sur soi, son identité, et son univers de sens.

Membre de la scène punk qui lit des "fanzines" au festival annuel "In Punx We Drunk" à Bogor, Indonésie.
Crédits : Élise Imray Papineau

La montée du conservatisme à Java

L’Indonésie est le pays avec la plus grande population musulmane au monde. Au cours des dernières décennies, les formes médiatisées de l’islam ciblant en grande partie les jeunes urbanisés ont joué un rôle clé dans le processus d’islamisation en Indonésie [4].Plus l’Indonésie s’intégrait à l’économie mondiale dans les années 1990, plus l’influence de l’islam transnational pouvait se faire sentir : des médias provenant du Moyen-Orient ont été introduits en Indonésie, véhiculant des idées nouvelles et différentes sur ce qui constitue les comportements d’un bon musulman [5]. C’est ainsi que s’est développée une culture pop islamique en Indonésie, où l’islam est devenu partie prenante de la culture de consommation ambiante, offrant non seulement un repère identitaire, mais aussi un signe de statut social et d’affiliation politique [6].

Bien que la montée du conservatisme soit un phénomène observable à l’échelle globale, la culture populaire joue toujours un grand rôle dans la popularisation de l’islam à l’échelle locale. De plus, nombre de discours provenant d’autorités religieuses locales, telles que les imams, rejettent le caractère syncrétique de l’islam javanais et promeuvent plutôt un islam orthodoxe. En outre, la religion devient hautement politisée par certains politiciens et joue un rôle clé dans leurs efforts pour promouvoir une idéologie conservatrice.

Entre punk et piété : ruptures et réconciliations

Dans le contexte de la lutte anti-autoritaire des années 1990, la question de l’identité religieuse n’était pas particulièrement mise de l’avant. Les idéologies de gauche, comme le socialisme et l’anarchisme, furent adoptées par les punks javanais comme outils pour mieux appréhender les enjeux sociaux et politiques au sein de leur société [7].Cependant, la présence nouvelle de scènes punk conservatrices et pieuses vient aujourd’hui perturber l’idée selon laquelle le punk et l’islam sont intrinsèquement incompatibles. Le Punkaijan de Bekasi et le groupe Punk Muslim de Surabaya, par exemple, sont des efforts communautaires visant à sensibiliser les jeunes à l’islam par l’entremise du punk. En plus d’organiser des rassemblements dans plusieurs villes où ils discutent du Coran et des valeurs morales de l’islam, ils ont leur propre gamme de produits et disposent de plusieurs plateformes en ligne pour favoriser non seulement la visibilité de leurs groupes, mais aussi pour attirer un jeune public branché. L’un des moyens les plus efficaces de combler le fossé entre la scène « underground » et une vision conservatrice de la religion est la marchandisation et la construction d’une image de marque.

Pour la majorité des membres de la scène punk à Java, leur identité religieuse et leur identité punk vont naturellement de pair. Pour eux, le style de vie punk ne pose aucun obstacle à la pratique religieuse, et vice versa. La réconciliation entre ces deux sphères identitaires requiert un équilibre unique qui est façonné par les attentes familiales, les normes sociales et les intérêts individuels. Par contre, une minorité des punks javanais trouvent ces deux catégories inconciliables. Ainsi, l’on remarque que certains Javanais s’engagent sur la trajectoire du hijrah [8],ce qui provoque une rupture totale entre la participation sous-culturelle et la pratique religieuse. Dans ce cas, ils se dissocient complètement de la scène punk et s’engagent sur une nouvelle voie, celle de la dévotion absolue. Plusieurs cas célèbres, tels que Donny (ex-chanteur du groupe Jeruji), Yukie (chanteur du groupe Pas Band) et Sakti (ex-guitariste du groupe Sheila on 7), illustrent la manière dont des personnalités ayant suivi la trajectoire du hijrah deviennent des porte-paroles reconnus de la foi musulmane à Java. De plus, leur popularité parmi les jeunes leur accorde une position privilégiée pour le prosélytisme islamique, renforçant ainsi le pont entre la culture « underground » qu’est le punk et la piété conservatrice.

Affiche pour un événement mettant en vedette un porte-parole du hijrah, Salman Al Jugjawy.
Crédits : Instagram @salman_al_jugjawy

L’étude du punk est un moyen pertinent de contextualiser les phénomènes sociaux contemporains à Java, car il nous renseigne sur la capacité considérable qu’à la culture populaire d’influer les constructions identitaires et démontre comment des enjeux politico-religieux s’infiltrent dans des espaces inattendus. La sous-culture punk, par ailleurs, est aussi dynamique et fluide que le contexte qui l’entoure. Ainsi, sa fonction s’adapte au climat social actuel : en 2018, le punk n’occupe plus une fonction strictement politique pour les jeunes javanais, mais constitue également une opportunité de forger de nouvelles voies d’accès vers l’islam.

Légende (photo de couverture) : Table de marchandise à l’entrée d’un concert punk à Yogyakarta, Indonésie.
Crédits : Élise Imray Papineau


[1Wallach, Jeremy, 2008. « Living the Punk Lifestyle in Jakarta » in Stephen Duncombe & Maxwell Tremblay (eds.), White Riot : Punk Rock and the Politics of Race (2011),Verso, p. 321.

[2Martin-Iverson, Sean, 2016. « Punk Sejati : The Production of ‘Do-It-Yourself’ Authenticity in the Indonesian Hardcore Punk Scene » in Julien C H Lee & Marco Ferrarese (eds.), Punks, Monks, and Politics : Authenticity in Thailand, Indonesia and Malaysia, Rowman & Littlefield International, p.106.

[3Cohen, Matthew Isaac, 2016. Inventing the Performing Arts : Modernity and Tradition in Colonial Indonesia, University of Hawai’i Press, p.238.

[4Weintraub, Andrew, 2011. Islam and Popular Culture in Indonesia and Malaysia, Routledge, p.4.

[5Rinaldo, Rachel, 2008. « Muslim women, middle class habitus, and modernity in Indonesia » in Contemporary Islam 2:23-39.

[6Hasan, Noorhaidi, 2009. « The making of public Islam : piety, agency, and commodification on the landscape of the Indonesian public sphere » in Contemporary Islam 3(3):229-250.

[7Saefullah, Hikmawan, 2017. « Nevermind the jahiliyyah, here’s the hijrahs : Punk and the religious turn in contemporary Indonesian underground scene » in Punk & Post-Punk 6(2):263-289.

[8Hijrah est le mot arabe pour « émigration », qui signifie également une séparation ou un abandon. Dans la terminologie religieuse, cela signifie passer d’un lieu de résidence non musulman à un endroit où il y a une présence de l’islam. Ce passage peut être physique et/ou spirituel.

Élise Imray Papineau est candidate à la maîtrise en anthropologie à l’Université de Montréal. Ses intérêts de recherche entrecroisent les études culturelles, l’anthropologie de l’islam et l’ethnomusicologie. Son terrain de recherche porte sur l’île de Java, en Indonésie. Elle utilise la musique punk comme prisme pour observer et analyser les phénomènes sociaux. Elle a mené sa première enquête de terrain entre mai et août 2018 à Java et planifie d’y retourner dans le cadre de ses recherches doctorales.

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