Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

Les institutions bouddhistes de Chine au service de la ‘Belt and Road Initiative’ : un nouveau récit des Routes de la Soie

mardi 18 janvier 2022, par Maï-Lan Thaler

Depuis son lancement en 2013, la Belt and Road Initiative (BRI), aussi appelée « Nouvelles Routes de la Soie », mobilise d’importants efforts de promotion de la part de l’État de la République Populaire de Chine (RPC). Dans l’esprit de la politique de Front Uni [1], toutes les strates de la société chinoise ont été appelées à soutenir l’Initiative et à convaincre les partenaires étrangers de ses bienfaits. Dans la sphère religieuse [2], les institutions bouddhistes se sont montrées particulièrement proactives. En effet, depuis quelques années, celles-ci organisent des évènements internationaux pour promouvoir la BRI auprès des cercles bouddhistes des pays voisins, en jouant principalement sur l’imaginaire des Anciennes Routes de la Soie que les grands maîtres bouddhistes avaient empruntées pour diffuser la connaissance et le message du Dharma. Les bouddhistes de Chine utilisent également la BRI comme cadre narratif pour donner de la visibilité et de la légitimité à leurs activités, même quand celles-ci n’ont pas grand lien avec les Nouvelles ou Anciennes Routes de la Soie.

Plus qu’un projet global d’infrastructures, la BRI aurait pour mission de favoriser la coopération politique, financière, commerciale et les liens entre les peuples [3]. Ambition large donc pour cette proposition devenue aujourd’hui indissociable du rêve de Xi Jinping de « Grande Renaissance de la Nation Chinoise ». Ajoutant à cela le concept de « communauté de destinée partagée » par lequel il lie son avenir à celui du reste de l’humanité, l’État chinois tend à présenter la BRI comme une étape inévitable pour les sociétés globalisées. On retrouve cette même logique dans le discours des institutions bouddhistes chinoises, représentées à l’échelle nationale par l’Association Bouddhiste Chinoise (ABC). C’est le cas quand le président de l’ABC, maître Xuecheng [4], s’est exprimé sur le sujet du « Dialogue Religieux et Route Maritime de la Soie » à l’occasion du « Grand Dialogue Non-gouvernemental Chine-Asie du Sud-Est », organisé par l’ASEAN en mai 2015. En 2017, au séminaire « Bouddhisme Mahayana et Theravada le long de la Belt and Road » [5], Xuecheng avait décrit la BRI en reprenant mot pour mot certains passages du seul document officiel que l’Etat a publié pour définir l’Initiative. Sur le site web de l’ABC, les références à la BRI sont innombrables, une partie portant sur la dizaine d’évènements que l’association et ses branches locales organisent ou auxquels elles participent sur le thème de la BRI, que ce soit des conférences internationales ou des programmes d’étude combinant apprentissage de l’anglais, enseignement bouddhiste et discussion sur l’Initiative [6].

Août 2016. Participant.es au camp d’été « Belt and Road Faith Journey », mêlant apprentissage de l’anglais et enseignement bouddhiste, organisé au temple Putuo, à Zhuhai (province du Guangdong) par l’Association Bouddhiste de Chine, l’Institut de Culture Bouddhiste Chinoise et plusieurs institutions bouddhistes locales. [Photo : Phoenix News Media, ifeng.com]

Une autre façon pour les bouddhistes de Chine de soutenir l’Initiative est de l’utiliser comme cadre narratif pour communiquer sur des évènements sans lien direct avec elle, comme c’est le cas quand l’ABC qualifie un don remis à une fondation caritative srilankaise d’« échanges bouddhistes et assistance caritative le long de la Belt and Road ». La BRI est aussi un moyen de rappeler aux partenaires bouddhistes étrangers les liens forts qui les unissent. Ainsi, à côté de la proximité géographique et des relations historiques, l’ABC ajoute souvent la BRI à la liste des raisons pour lesquelles les bouddhistes de Chine et d’Asie du Sud-Est sont aujourd’hui interdépendants [7]. Un autre exemple concerne les figures de Faxian (337-422) et Xuanzang (602-664), deux moines ayant voyagé à travers l’Asie pour rassembler et diffuser les textes bouddhistes. Aujourd’hui, lorsque des conférences ou expositions leur sont dédiées, ils sont systématiquement associés aux Routes de la Soie. L’ABC va même jusqu’à parler d’« esprit de Faxian » ou d’« esprit de Xuanzang » pour parler des valeurs de tolérance et des bienfaits de l’échange entre civilisations qu’ils ont incarné et qui seraient réanimés par les Nouvelles Routes de la Soie [8].

On voit ici se développer ce que Miskimmon, O’Loughlin et Roselle appellent un « récit stratégique » [9], fondé sur l’appropriation par la BRI de l’imaginaire collectif entourant les Anciennes Routes de la Soie, qui ont été à la fois le moyen de diffusion du bouddhisme mais aussi le résultat de l’interaction entre les communautés bouddhistes [10]. L’État chinois lui-même présente souvent Faxian et Xuanzang comme des pionniers de l’apprentissage mutuel entre grandes civilisations, dont il faudrait prolonger l’œuvre. Le parallélisme entre les deux routes permet d’inscrire la BRI dans un récit romancé sur l’échange commercial pacifiste et l’enrichissement de tous les peuples, tout en insistant sur la dimension culturelle, et même spirituelle, d’un tel projet. Ainsi, puisque le bouddhisme s’est développé en Chine grâce aux routes de la soie et que c’est grâce à ces mêmes routes que les bouddhistes de Chine ont ensuite propagé leur religion à l’Est, les bouddhistes du monde entier devraient accueillir à bras ouvert la BRI qui annonce une nouvelle période d’échanges et de prospérité. Ce discours est d’autant plus convaincant que le bouddhisme est majoritaire dans de nombreux pays d’Asie et qu’il est mondialement perçu comme une religion pacifiste. En gagnant le soutien des bouddhistes, l’État peut déjouer les accusations d’impérialisme, en répondant qu’il s’agit au contraire de revitaliser un esprit d’échange qui s’est montré bénéfique dans le passé et qui permettrait à une religion pacifiste comme le bouddhisme d’accomplir ses bienfaits dans le monde et de partager sa culture.

Pour les bouddhistes de Chine, et en particulier l’ABC, il y a deux motifs pour contribuer à ce récit. D’une part, en répondant à l’appel de l’État, la communauté bouddhiste fait preuve d’utilité politique, ce qui alimente la bonne entente entre elle et l’autorité politique et justifie l’investissement dans une diplomatie bouddhiste [11]. D’autre part, adopter les codes narratifs de la BRI permet aux bouddhistes de donner une légitimité et une visibilité à leurs activités, non seulement à l’égard de l’État central mais aussi des autres groupes de la société chinoise et des sociétés étrangères qui se sont investis dans la promotion de l’Initiative. Comme l’explique Lewis, « Grâce à l’attention globale grandissante à l’initiative ‘One Belt One Road’ de la Chine [...], il y a eu un intérêt renouvelé pour la Route de la Soie historique dans les dernières années » [12], et c’est ce coup de projecteur qui peut aider certains temples à attirer du financement pour des projets de restauration et pour étendre leurs activités.

Légende de la vignette : Octobre 2018. Sous-forum portant sur “le Bouddhisme et la Route et Ceinture” (autre nom de la Belt and Road Initiative), à l’occasion du cinquième Forum Bouddhiste Mondiale, évènement organisé tous les trois par l’Association Bouddhiste de Chine et l’Association Chinoise d’Échanges Religieux et Culturels. [Photo : site de l’Association Bouddhiste de Chine, chinabuddhism.cn]


[1Le travail de Front Uni est une politique du PCC prédatant la fondation de la RPC. Son objectif est de « gagner l’amitié et le soutien des non-communistes », au sein de la société chinoise comme à l’étranger (Ngeow, Chow-Bing 2019. “Religion in China’s public diplomacy towards the Belt and Road countries in Asia”. In Nazul Islam (dir.) Silk Road to Belt Road. Springer, Singapore, p.82). Pour Yoshihara, cela consiste plus précisément à « se lier d’amitié avec, attirer, influencer, surveiller, infiltrer, coopter et contrôler » le plus d’éléments possibles de la société chinoise et internationale, dans le but « d’étouffer la dissidence et de renforcer la cohésion sociale » (Yoshihara, Toshi, 2020. “Evaluating the Logic and Methods of China’s United Front Work.” in Orbis : FPRI’s Journal of World Affairs, 64(2) : 234).

[2Cinq religions sont reconnues, et donc autorisées, par l’État en Chine. Il s’agit du bouddhisme, du taoïsme, de l’islam, du protestantisme et du catholicisme. Le confucianisme n’est pas reconnu comme religion mais il est autorisé à exister au titre de philosophie ou de système de pensée politique. A l’inverse, par exemple, le judaïsme est considéré comme une religion mais il n’est pas reconnu par l’État et n’est donc pas autorisé à être pratiqué. De plus, même les religions autorisées sont strictement encadrées et toute déviation de la norme imposée par l’État mène à ce que la pratique religieuse soit considérée comme une superstition nuisible à l’intérêt public ou une déviance sectaire et donc soit interdite.

[3Intitulé “Vision and Actions on Jointly Building Silk Road Economic Belt and 21st Century Maritime Silk Road”, le document est publié le 28 mars 2015 par la Commission Nationale sur le Développement et la Réforme, le Ministère des Affaires Étrangères et le Ministère du Commerce de la République Populaire de Chine « avec l’autorisation du Conseil d’État » et mis en ligne en anglais sur le site du Belt and Road Forum for International Cooperation en avril 2017, et sur le site du Conseil d’État en juin 2017. Il décrit notamment les cinq piliers sur lesquels repose l’Initiative (la coordination des politiques, la connectivité infrastructurelle, l’échange sans entrave, l’intégration financière et les liens people-to-people).

[4Maître Xuecheng a depuis démissionné ou été renvoyé de ses nombreuses fonctions, religieuses et politiques, ayant été accusé par deux moines d’harcèlement sexuel à l’égard de disciples (Hernández, Javier C., 2018. “Chinese Spiritual Leader is Accused of Harassing Female Followers” in New York Times, publication du 2 août.). Il a été remplacé par maître Yanjue, abbé du temple Guangji, à Pékin où se situe le quartier-général de l’ABC.

[5Séminaire organisé au monastère Po Lin le 29 juin 2017, coïncidant avec la première visite de Xi Jinping en tant que président de la RPC à Hong Kong à l’occasion du 20ème anniversaire de la rétrocession de la zone et avec le 25ème anniversaire de la grande statue du Bouddha du monastère, située sur l’île touristique de Lantau (Buddhistdoor Global, 2017. “Hong Kong’s Po Lin Monastery Hosts Belt and Road Symposium” in Buddhistdoor Global, publication du 3 juillet ; Xuecheng, 2017. “On the Belt and Road : The Spiritual Footprints of Buddhism and the Construction of a New World Civilization” in Voice of Longquan, publication du 29 juin).

[6Sun, Haoran, 2019. “Chinese Buddhist temples teach English for BRI”, in Global Times, éd. du 13 août ; Association Bouddhiste Chinoise, 2016. “培养佛教双语人才 助力“一带一路” (Cultivating bilingual Buddhists talents to help “One Belt One Road”)” in China Buddhism, publication du 11 octobre.

[7Pour citer deux exemples : Association Bouddhiste Chinoise, 2018. “学诚会长会见缅甸佛教高僧访华代表团一行 (President Xuecheng met with a delegation Myanmar Buddhist monks visiting China)” in China Buddhism, publication du 6 juillet ; Association Bouddhiste Chinoise, 2017. “中泰两国佛教领袖相聚曼谷 一脉相承共创未来 (Buddhist leaders of China and Thailand meet in Bangkok)” in China Buddhism, publication du 10 avril.

[8Association Bouddhiste Chinoise, 2015. “中国佛教协会举办“文明互鉴----弘扬玄奘精神”座谈会 (The Chinese Buddhist Association held a symposium on "Mutual Learning from Civilizations-Carrying Forward the Spirit of Xuanzang")” in China Buddhism, publication du 13 mai ; Association Bouddhiste Chinoise, 2016. “法显大师----一带一路先行者”研讨会在山西五台山召开 (“Master Fa Xian-One Belt One Road Pioneer" seminar was held in Wutai Mountain, Shanxi)” in China Buddhism, publication du 23 juin.

[9Miskimmon, Alister, Ben O’Loughlin, et Laura Roselle, 2017. Forging the world : Strategic narratives and international relations. University of Michigan Press.

[10Winter, Tim, 2020. “Geocultural power : China’s Belt and Road Initiative” in Geopolitics, numéro spécial : 1-24.

[11Angelskår, Trine, 2013. “China’s Buddhist diplomacy” in Report of the Norwegian Peacebuilding Resource Centre ; Zhang, Juyan, 2012. “Buddhist Diplomacy : History and status quo” in CPD Perspective, 7 : 5-62.

[12Lewis, Craig C., 2018. “Hong Kong Exhibition Showcases Ancient Heritage of the Silk Road” in Buddhistdoor Global, publication du 31 janvier.

Étudiante en doctorat d’études politiques à l’Université d’Ottawa, Maï-Lan Thaler s’intéresse à la relation entre l’autorité politique et les institutions bouddhistes en Chine. Après un mémoire sur l'institutionnalisation du bouddhisme en République Populaire de Chine depuis les années 1980, dans le cadre du master ASIOC (Institut d’Études Politiques de Lyon et ENS Lyon), elle s’est tournée vers les relations internationales pour s’intéresser à l’émergence d’une diplomatie bouddhiste chinoise, élaborée dans le cadre de la politique de Front Uni du Parti Communiste de Chine, sous le gouvernement du président Xi Jinping.

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