Plus qu’un projet global d’infrastructures, la BRI aurait pour mission de favoriser la coopération politique, financière, commerciale et les liens entre les peuples [3]. Ambition large donc pour cette proposition devenue aujourd’hui indissociable du rêve de Xi Jinping de « Grande Renaissance de la Nation Chinoise ». Ajoutant à cela le concept de « communauté de destinée partagée » par lequel il lie son avenir à celui du reste de l’humanité, l’État chinois tend à présenter la BRI comme une étape inévitable pour les sociétés globalisées. On retrouve cette même logique dans le discours des institutions bouddhistes chinoises, représentées à l’échelle nationale par l’Association Bouddhiste Chinoise (ABC). C’est le cas quand le président de l’ABC, maître Xuecheng [4], s’est exprimé sur le sujet du « Dialogue Religieux et Route Maritime de la Soie » à l’occasion du « Grand Dialogue Non-gouvernemental Chine-Asie du Sud-Est », organisé par l’ASEAN en mai 2015. En 2017, au séminaire « Bouddhisme Mahayana et Theravada le long de la Belt and Road » [5], Xuecheng avait décrit la BRI en reprenant mot pour mot certains passages du seul document officiel que l’Etat a publié pour définir l’Initiative. Sur le site web de l’ABC, les références à la BRI sont innombrables, une partie portant sur la dizaine d’évènements que l’association et ses branches locales organisent ou auxquels elles participent sur le thème de la BRI, que ce soit des conférences internationales ou des programmes d’étude combinant apprentissage de l’anglais, enseignement bouddhiste et discussion sur l’Initiative [6].
Août 2016. Participant.es au camp d’été « Belt and Road Faith Journey », mêlant apprentissage de l’anglais et enseignement bouddhiste, organisé au temple Putuo, à Zhuhai (province du Guangdong) par l’Association Bouddhiste de Chine, l’Institut de Culture Bouddhiste Chinoise et plusieurs institutions bouddhistes locales. [Photo : Phoenix News Media, ifeng.com]
Une autre façon pour les bouddhistes de Chine de soutenir l’Initiative est de l’utiliser comme cadre narratif pour communiquer sur des évènements sans lien direct avec elle, comme c’est le cas quand l’ABC qualifie un don remis à une fondation caritative srilankaise d’« échanges bouddhistes et assistance caritative le long de la Belt and Road ». La BRI est aussi un moyen de rappeler aux partenaires bouddhistes étrangers les liens forts qui les unissent. Ainsi, à côté de la proximité géographique et des relations historiques, l’ABC ajoute souvent la BRI à la liste des raisons pour lesquelles les bouddhistes de Chine et d’Asie du Sud-Est sont aujourd’hui interdépendants [7]. Un autre exemple concerne les figures de Faxian (337-422) et Xuanzang (602-664), deux moines ayant voyagé à travers l’Asie pour rassembler et diffuser les textes bouddhistes. Aujourd’hui, lorsque des conférences ou expositions leur sont dédiées, ils sont systématiquement associés aux Routes de la Soie. L’ABC va même jusqu’à parler d’« esprit de Faxian » ou d’« esprit de Xuanzang » pour parler des valeurs de tolérance et des bienfaits de l’échange entre civilisations qu’ils ont incarné et qui seraient réanimés par les Nouvelles Routes de la Soie [8].
On voit ici se développer ce que Miskimmon, O’Loughlin et Roselle appellent un « récit stratégique » [9], fondé sur l’appropriation par la BRI de l’imaginaire collectif entourant les Anciennes Routes de la Soie, qui ont été à la fois le moyen de diffusion du bouddhisme mais aussi le résultat de l’interaction entre les communautés bouddhistes [10]. L’État chinois lui-même présente souvent Faxian et Xuanzang comme des pionniers de l’apprentissage mutuel entre grandes civilisations, dont il faudrait prolonger l’œuvre. Le parallélisme entre les deux routes permet d’inscrire la BRI dans un récit romancé sur l’échange commercial pacifiste et l’enrichissement de tous les peuples, tout en insistant sur la dimension culturelle, et même spirituelle, d’un tel projet. Ainsi, puisque le bouddhisme s’est développé en Chine grâce aux routes de la soie et que c’est grâce à ces mêmes routes que les bouddhistes de Chine ont ensuite propagé leur religion à l’Est, les bouddhistes du monde entier devraient accueillir à bras ouvert la BRI qui annonce une nouvelle période d’échanges et de prospérité. Ce discours est d’autant plus convaincant que le bouddhisme est majoritaire dans de nombreux pays d’Asie et qu’il est mondialement perçu comme une religion pacifiste. En gagnant le soutien des bouddhistes, l’État peut déjouer les accusations d’impérialisme, en répondant qu’il s’agit au contraire de revitaliser un esprit d’échange qui s’est montré bénéfique dans le passé et qui permettrait à une religion pacifiste comme le bouddhisme d’accomplir ses bienfaits dans le monde et de partager sa culture.
Pour les bouddhistes de Chine, et en particulier l’ABC, il y a deux motifs pour contribuer à ce récit. D’une part, en répondant à l’appel de l’État, la communauté bouddhiste fait preuve d’utilité politique, ce qui alimente la bonne entente entre elle et l’autorité politique et justifie l’investissement dans une diplomatie bouddhiste [11]. D’autre part, adopter les codes narratifs de la BRI permet aux bouddhistes de donner une légitimité et une visibilité à leurs activités, non seulement à l’égard de l’État central mais aussi des autres groupes de la société chinoise et des sociétés étrangères qui se sont investis dans la promotion de l’Initiative. Comme l’explique Lewis, « Grâce à l’attention globale grandissante à l’initiative ‘One Belt One Road’ de la Chine [...], il y a eu un intérêt renouvelé pour la Route de la Soie historique dans les dernières années » [12], et c’est ce coup de projecteur qui peut aider certains temples à attirer du financement pour des projets de restauration et pour étendre leurs activités.
Légende de la vignette : Octobre 2018. Sous-forum portant sur “le Bouddhisme et la Route et Ceinture” (autre nom de la Belt and Road Initiative), à l’occasion du cinquième Forum Bouddhiste Mondiale, évènement organisé tous les trois par l’Association Bouddhiste de Chine et l’Association Chinoise d’Échanges Religieux et Culturels. [Photo : site de l’Association Bouddhiste de Chine, chinabuddhism.cn]