Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

Les implications sociales et politiques de la répression ouvrière à Phnom Penh, Cambodge

jeudi 6 février 2014, par Gabriel Fauveaud

Le 3 janvier 2014 à Phnom Penh, une manifestation d’ouvrières de la confection [1] est violemment réprimée. Cinq manifestants sont tués. Le lendemain, le gouvernement décide d’interdire toute nouvelle manifestation dans la capitale. Le même jour, le "parc de la liberté", occupé par les partisans du parti d’opposition, est nettoyé par les forces gouvernementales (police, armée, milices privées). Cette place publique située au cœur de Phnom Penh est devenue un espace emblématique de la protestation politique par le CNRP [2], qui conteste la victoire du Parti du peuple cambodgien (PPC) et du premier ministre Hun Sen aux élections législatives tenues en juillet 2013 [3]. La mobilisation se poursuit, sous les menaces incessantes du gouvernement.

Emblème de l’internationalisation des processus de production de biens manufacturiers, l’industrie du textile dans les pays en développement se retrouve bien souvent sous le feu des projecteurs. Le célèbre livre de Naomi Klein, No Logo, a largement contribué à attirer l’attention sur les conditions de travail parfois inhumaines des travailleurs et sur l’aveuglement volontaire des compagnies internationales à l’endroit de leurs sous-traitants étrangers. Récemment, l’effondrement d’un atelier au Bangladesh a suscité de nombreux débats au Québec [4]. Pour un grand nombre de médias et d’observateurs internationaux, le drame survenu dans la capitale cambodgienne s’inscrit en plein dans ce « contexte médiatique » déjà bien balisé [5]. Pourtant, les évènements du Cambodge participent de réalités sociales et politiques bien plus complexes et trop souvent omises.

La mobilisation ouvrière à Phnom Penh est notamment le résultat d’une organisation particulière de la filière de production de vêtements. La libéralisation de l’économie cambodgienne à partir du début des années 1990 est suivie par l’installation rapide d’ateliers. Les investisseurs, principalement issus de la région, s’implantent au Cambodge pour bénéficier de traitements préférentiels accordés aux pays les moins avancés (PMA) et ainsi bénéficier d’un meilleur accès aux marchés occidentaux.

L’Organisation internationale du travail (OIT) met en place au cours des années 1990 un projet de partenariat tripartite entre le gouvernement cambodgien, les patrons des industries de la confection et l’OIT. Cette dernière veut promouvoir une « industrialisation vertueuse », respectueuse de normes de travail considérées comme « acceptables ». Le syndicat des patrons du textile (Gmac) doit ainsi se plier à un certain nombre de prescriptions (salaire minimum, respect du temps de travail et de consignes de sécurité, etc.) pour pouvoir exporter les vêtements vers l’Europe et l’Amérique du Nord. De même, le gouvernement cambodgien doit appuyer cette initiative, sous peine de ne pas se voir attribuer une partie de l’aide multilatérale au développement [6]. Une situation considérée comme équilibrée se met alors en place : d’un côté, le gouvernement et le Gmac réclament moins d’encadrement pour accroître productivité et compétitivité ; de l’autre, les syndicats ouvriers et les agences de développement font pression pour un développement social plus conséquent.

Aujourd’hui, le secteur de la confection se compose au Cambodge de près de 400 établissements où travaillent environ 400 000 ouvriers. Près de 90 % des ateliers sont situées en périphérie de Phnom Penh, la capitale accueillant 350 000 travailleurs environ. 90 % des ouvriers de la capitale sont de jeunes femmes issues de la province. Depuis plusieurs années, l’OIT note une détérioration des conditions de travail des ouvriers. Le nombre de manifestations annuelles a été multiplié par deux depuis 2010. Activité stratégique tant dans ses aspects économiques que sociaux, la confection est rapidement devenue « politique » et dépasse aujourd’hui la seule sphère économique.

Depuis les années 1990, le gouvernement de Hun Sen voit dans la syndication croissante des ouvriers de la confection, largement favorisée par l’OIT, une source de désordre social et, de plus en plus, un vecteur de contestation politique. La répression violente – et parfois mortelle – de nombreuses manifestations depuis la deuxième moitié des années 1990 a déjà démontré que le mécontentement social ne pouvait, pour le gouvernement et le Gmac, dépasser une certaine limite. L’assassinat du syndicaliste Chea Vichea en 2004 [7], qui se lançait alors en politique, illustre la peur des dirigeants de voir émerger une force politique aux racines ouvrières.

Des manifestants brûlent un étal à proximité de l’usine Canadia afin de freiner l’avancée des forces de police, Phnom Penh.

Les récentes répressions violentes des manifestations de travailleurs ont cependant une portée contextuelle beaucoup plus large. Depuis les élections législatives de juillet 2013, de nombreuses manifestations rassemblant plusieurs centaines de milliers de personnes ont été organisées dans la capitale, en même temps que le leader du parti d’opposition, Sam Rainsy, a retrouvé un rôle politique de premier plan après une période d’exil [8]. Ces manifestations populaires ont notamment bénéficié du soutien d’une partie importante de syndicats de travailleurs, notamment ouvriers.

Les manifestations prennent une tournure violente le 23 décembre, Phnom Penh.

Les manifestations de travailleurs, qui continuent d’avoir cours dans la capitale cambodgienne, montrent cependant une évolution plus large des mouvements ouvriers, dont les revendications ne portent plus seulement sur leurs conditions de travail. C’est ainsi une partie importante de la population citadine aux conditions de vie précaires qui proteste, et particulièrement une jeune génération habitant les franges marginalisées de la capitale, composée d’ouvriers de la confection, mais aussi de travailleurs du bâtiment, de chauffeurs, de travailleurs temporaires, de vendeurs ambulants, etc.

En ce sens, trois pistes d’interprétation peuvent être proposées d’après la répression meurtrière du 3 janvier à Phnom Penh. Tout d’abord, le gouvernement n’a pas seulement pris pour cible des ouvriers de la confection ; il a adressé un message à une partie beaucoup plus large de la population citadine considérée comme « dangereuse », de plus en plus en plus politisée et organisée. Ensuite, le PPC semble s’être appuyé sur ces manifestations pour exercer une répression symbolique sur l’opposition [9] et les moyens de ses revendications (occupation des espaces publics et manifestations), lorsque l’attention internationale empêchait une répression de front. Enfin, en rejetant la faute des violences sur l’opposition, le PPC cherche à discréditer le CNRP en accusant Sam Rainsy de pousser le pays dans la violence [10]. Entre musèlement politique et répression sociale, le mot d’ordre est cependant clair : l’autorité du PPC ne saurait souffrir d’une quelconque remise en question et la contestation de ce principe, comme ce fût souvent le cas par le passé, amène une répression sanglante.

Photo de couverture (légende) : Affrontements entre policiers et manifestants au Freedom Park, Phnom Penh, 3 janvier 2014.
Photo de couverture (crédits) : Luc Forsyth (CC BY-NC 2.0).

Photo - Corps de texte 1 (crédits) : Luc Forsyth (CC BY-NC 2.0).
Photo - Corps de texte 2 (crédits) : Kyle James (CC BY-NC 2.0).


[1La confection se situe à la fin du processus de production d’un vêtement. Elle représente une phase d’assemblage des différentes parties du vêtement.

[2Cambodia National Rescue Party.

[3Le CPP, au pouvoir depuis le début des années 1980, a remporté 68 sièges au parlement, alors que 55 reviennent au CNRP. Ce dernier conteste le résultat en accusant le CPP et le premier ministre Hun Sen de fraudes majeures.

[4Taillefer G., « Bangladesh : les ateliers de la misère - Le Rana Plaza, huit mois plus tard », Le Devoir, 9 décembre 2013.

[5Voir notamment : Mullany G., « Workers Face Police Gunfire Amid Unrest in Cambodia », The New York Times, 3 janvier 2014 ; Valaurin A., « Cambodge : la police tire sur les ouvriers grévistes du textile », Libération, 3 janvier 2014.

[6Voir notamment : Fauveaud, G., 2012, « Croissance urbaine et dynamiques socio-spatiales des territoires ouvriers à Phnom Penh », Cybergeo : European Journal of Geography.

[7Voir notamment le documentaire aux nombreuses nominations : Cox B., 2010, Who killed Chea Vichea ?, Loud Mouth Films, 57 min.

[8Sam Rainsy a échappé en 2010 à un mandat d’arrêt en fuyant le pays. Il a reçu le pardon royal à la demande du premier ministre Hun Sen en juillet 2013.

[9Sam Rainsy et Kem Sokha, les deux chefs du CNRP, ont dû comparaître devant la cour Municipale de Phnom Penh le 14 janvier 2014 pour « incitation à l’acte criminel » et « trouble à l’ordre public ».

[10Le PPC a d’ailleurs condamné les violences en faisant allégrement référence à la période khmère rouge, associant ainsi l’opposition à la période la plus noire de l’histoire contemporaine du Cambodge.

Chercheur postdoctoral au Centre d'études et de recherches internationales de l'Université de Montréal (Cérium) et à l'Observatoire Ivanhoé Cambridge du développement urbain et immobilier, Gabriel Fauveaud détient un doctorat en géographie de l'Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il travaille depuis 2006 sur les transformations contemporaines de la capitale cambodgienne.

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