Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est

Le tournant des élections de Delhi

mercredi 1er avril 2015, par Gilles Verniers

Les élections pour l’Assemblée régionale de Delhi de janvier 2015 ont marqué un tournant politique depuis la victoire en mars 2014 du BJP et de son leader, Narendra Modi, aux élections générales. Ces élections générales, décrites comme le produit d’une « vague Modi » ont vu le BJP prendre le pouvoir pour la première fois au niveau fédéral, avec une majorité absolue des sièges.

Depuis, le BJP est allé de victoire en victoire aux élections régionales qui suivirent, en Haryana et au Maharashtra en octobre 2014, puis au Jharkhand et au Jammu et Cachemire en décembre 2014. Cette série de victoires s’est arrêtée brutalement en janvier dernier, le BJP ayant été défait par un nouveau venu de la scène politique indienne, l’Aam Admi Party (AAP, parti de l’homme ordinaire).

Ce parti, né du mouvement de contestation anti-corruption des années 2011-2012, s’est rapidement imposé comme l’un des principaux acteurs politiques à Delhi, devançant de peu le BJP aux élections de 2013 et le talonnant aux élections générales de 2014, toujours à Delhi. Ce parti mène des campagnes de terrain extrêmement bien organisées, axées autour de problématiques locales et menées par un leader charismatique, Arvind Kejriwal, ancien fonctionnaire et ex-dirigeant d’ONG devenu figure du mouvement anti-corruption.

Le parti promet transparence et intégrité dans la vie politique, en contraste avec l’opacité générale du fonctionnement de la vie politique indienne. L’AAP est par exemple le seul parti à publier le détail de ses financements, incluant notamment les noms de ses donateurs et les montants reçus.

Le parti repose sur la mobilisation d’une large force de militants issus des classes moyennes éduquées, mettant leurs compétences au service du parti pour assurer une forte présence sur les réseaux sociaux. Le parti bénéficie également du soutien des classes populaires, notamment des 75,000 conducteurs de rickshaw de la capitale, qui circulent dans la ville avec le visage de Kejriwal affiché sur le dos de leurs véhicules.

Les résultats des élections de janvier 2015 furent exceptionnels a plus d’un titre :

D’abord, le taux de participation est très élevé, à 67%, et largement réparti entre les régions riches et pauvres de la ville (les électeurs pauvres ont été particulièrement mobilisés dans cette élection).

Ensuite, l’AAP bénéficie de la plus forte majorité de voix jamais obtenue dans la capitale, avec 54,3%. L’AAP bat le précédent record du parti du Congrès, qui remporta 51% des voix lors des premières élections de 1952. Cela lui permit de remporter 67 des 70 sièges de l’Assemblée régionale, ne laissant que 3 sièges au BJP qui avait pourtant obtenu 32% des voix.

La carte des résultats indique l’uniformité des résultats de l’AAP, qui obtient de très hauts scores dans l’ensemble des circonscriptions de l’état de Delhi, qu’elles soient riches, pauvres, développées ou sous-développées. La constance des résultats est remarquable.

Dans le contexte politique indien, de faibles variations de nombre créent de larges effets en terme de sièges, du fait de l’utilisation d’un système électoral majoritaire dans un paysage politique fragmenté. Il aurait suffit à l’AAP d’être légèrement au-delà du BJP dans chaque circonscription pour obtenir ces résultats en termes de sièges. Or, dans le cas présent, les écarts sont énormes : 22% d’écart de voix en moyenne entre les candidats de l’AAP et du BJP.

Quelle est la portée de ces élections et quelles peuvent en être les conséquences ?

Ces élections démontrent en premier lieu que le BJP peut être vaincu dans une élection, ce que les résultats des douze derniers mois ne laissaient pas présager. L’AAP est parvenu a rassembler tous les mécontents du régime Modi, ses propres supporters, et a pu siphonner les voix restantes du parti du Congrès, qui avait dirigé la ville sans interruption de 1998 à 2013.

Une analyse de la composition de l’électorat de l’AAP montre que le parti a puisé ses électeurs parmi les catégories pauvres et populaires [1], au sein des classes moyennes mais aussi parmi les classes aisées anglophones [2], que les élucubrations nationalistes et le culte de la personnalité du premier ministre ont détourné du BJP. La même constance s’observe dans le vote par caste, l’ensemble des groupes, à l’exception des Jains (communauté marchande) ont davantage voté pour l’AAP que pour le BJP.

Le BJP a par ailleurs commis plusieurs erreurs dans sa campagne. La première a été de nommer en tête de liste une autre figure, contestée, du mouvement anti-corruption de 2011-2012, Kiran Bedi, une ancienne chef de la police indienne.

Parachutée à la dernière minute, celle-ci a mené une campagne autoritaire où son intransigeance a laissé froid jusqu’aux cadre du BJP eux-mêmes, froissés d’avoir été mis de côté par le haut commandement du parti.

Le deuxième élément marquant est la quasi disparition du parti du Congrès, distant troisième dans l’ensemble des circonscriptions. Celui-ci ne conserve qu’une maigre présence dans quelques circonscriptions de l’est de la ville.

Le parti de la dynastie Nehru-Gandhi était d’ailleurs absent de la campagne, ses leaders n’ayant pas fait campagne eux-mêmes. Le parti qui a gouverné l’Inde pendant plus de 40 ans et la capitale pendant 30 ans aborde ses élections avec la certitude de la défaite, signe du désarroi profond dans lequel la défaite de 2014 l’a plongé.

Les conséquences politiques de cette défaite prévisible du parti du Congrès ne se sont pas fait attendre. En marge des élections prochaines du Bihar, les partis d’opposition ont annoncé leur intention de se présenter ensemble face au BJP, ce qui peut lui poser un réel problème. L’opposition s’est également ralliée à la Chambre Haute du Parlement, où le BJP ne dispose pas de la majorité, ce qui laisse présager des difficultés à venir pour le gouvernement.

De manière fondamentale, cet épisode démontre que des élections en Inde peuvent se remporter sans dépenser d’immenses sommes d’argent et sans recourir à des tactiques de polarisation des castes, marque de fabrique non-exclusive du BJP [3].

Légende (photo de couverture) : Pankaj Pushkar, candidat AAP dans la circonscription de Timarpur, Delhi.

Crédits (photo de couverture) : Joe Athialy - CC BY-NC-SA 2.0.


[1Palshikar, Suhas et Sanjay Kumar, 2015. "An Aam Aadmi beyond social strata, a victory with a marked social profile" in The Indian Express, éd. du 12 février.

[2Kumar, Sanjay et Pranav Gupta, 2015. "Poor already behind it, AAP tapped rich too" in The Indian Express, éd. du 12 février.

[3Pour en savoir plus sur la politique de la capitale indienne : Kumar, Sanjay, 2013. Changing Electoral Politics in Delhi. From Caste to Class. New Delhi : Sage Publications.

Professeur de science politique à l’Université Ashoka, en Inde, Gilles Verniers est également chercheur associé au Centre de Sciences Humaines de New Delhi et doctorant au CERI/Sciences Po à Paris.

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